Dans mon monde intérieur magique, voilà ce que ça veut dire : ils savent déjà qui ils veulent embaucher sur la base des dossiers, ceux-ci contenant, tout à fait illégalement par ailleurs, un projet d'intégration (en recherche et en enseignement) détaillé, et éventuellement quelques lettres de recommandation[1] et il s'agit juste de s'assurer, dans la mesure du possible, que tu n'as pas fait écrire ton dossier par ta grande sœur et que tu ne vas pas faire trop peur aux étudiants. Si ce n'est pas le cas, et qu'on est effectivement jugé en grande partie sur cette performance, que Ceux qui Savent me laissent à mes illusions et se taisent à jamais, merci.

J'ai passé un temps tout à fait irraisonnable à préparer mes sept slides. J'ai mis tout un tas de relecteurs à contribution (ils se sont proposés d'eux-même). J'ai paniqué sur des choses aussi insignifiantes que le choix de mes couleurs. J'ai menacé de mettre une photo de mes vacances en Grèce et de m'en tenir à « Bonjour. J'ai fait des études, de la recherche et de l'enseignement. Si vous m'embauchez, je continuerai à faire de la recherche et de l'enseignement, plus ou moins dans les mêmes domaines. Des questions ? ».

J'ai passé encore plus de temps à répéter mes dix minutes de présentation, dans le train, dans le métro, en marchant dans les rues de Paris (c'était à l'époque où c'était le printemps), devant des amis, y compris autour d'une bière après le rassemblement pour les bisous et contre les méchants (un jour, faudra faire un billet là-dessus aussi, tiens). Je me suis rendue compte que ça allait beaucoup plus vite si je ne respirais pas, mais on m'a assuré que c'était une mauvaise idée. J'ai regretté de ne pas avoir amené mon alto, pour remplacer toutes ces pitreries par « Bonjour messieurs-dames, désolée de vous déranger, c'est pas facile de devoir demander du boulot, une petite pièce pour la musique ? ».

Le jour dit je me suis levée à une heure aussi improbable que si j'avais un avion à prendre sauf que j'allais pas à l'aéroport, juste en banlieue. J'ai mis une belle chemise pour la première fois depuis ma soutenance de thèse (les chemises froissées portées ouvertes sur des débardeurs ne comptent pas), j'ai respiré un bon coup, et je suis partie affronter le RER. J'ai rabâché ma présentation sur le quai, puis dans le train (regarde, maman, sans les slides !). Je suis arrivée tellement en avance que je suis partie faire un tour à pied avant de me présenter aux portes du bâtiment (un de mes grands classiques, d'ailleurs, je l'ai refait pour l'audition du poste que j'ai obtenu). Malgré tout il n'y avait personne à l'accueil et c'est un thésard matinal qui m'a laissé entrer.

J'ai envoyé des textos à mon comité de soutien pour leur assurer que j'étais arrivée à bon port et que je n'avais pas oublié ni mon texte ni de respirer. Je suis allée faire pipi. Une des membres du comité est arrivée et s'est assise à côté de moi pour regarder ses mails.

Dix minutes avant l'heure (on m'avait demandé de me présenter un quart d'heure à l'avance) une autre personne du comité, que je connaissais vaguement de vue et précisément de réputation, est arrivée. Elle a ouvert la salle, fait apparaître du thé et du café, réquisitionné des chauffages d'appoint car ladite salle était glacée (oui, c'était à l'époque du printemps, mais enfin, c'était pas la canicule non plus). Elle m'a ensuite tapé la discute, probablement au plus grand mépris de la procédure. D'autres gens ont fini par arriver en se plaignant des embouteillages. A l'heure pile il y avait une petite moitié du comité, pas de président, et je commençais à me transformer en glaçon.

Cinq minutes après l'heure, le président du comité est arrivé. Il s'est installé, a fini par réussir à démarrer son ordinateur, le connecter au projecteur, retrouver ma présentation, et la faire s'afficher en plein écran. « Bonjour Madame, vous avez dix minutes. » J'ai fait mon show. Ils m'ont posé des questions. J'ai répondu. Ils m'ont remerciée. Je les ai salué, j'ai plié bagages, j'ai souhaité bonne chance aux deux candidats dans le couloir, je suis sortie.

Dehors il y avait un grand soleil. J'ai marché jusqu'à l'arrêt de bus. J'ai envoyé des textos pour dire que ça y est c'est fait ça c'est bien passé je ne sais pas quoi en penser. Je suis retournée à Paris. J'ai marché dans les rues. J'ai déjeuné avec un ami qui ne m'a même pas tapé dessus alors que je n'ai parlé que de mes candidatures et de mes dix minutes et du job que je voulais vraiment. Et puis j'ai pris le train et je suis retournée en Germanie.

Le lendemain, un ami (allemand) m'a demandé : « Alors, ton audition, ça s'est bien passé ? C'était un de ces trucs typiques français où on te convoque une semaine à l'avance, à tes propres frais, pour un entretien d'un quart d'heure, pour un poste déjà attribué ? ». Les gars, notre réputation académique n'est plus à faire.

Un peu plus tard, j'ai appris sans grande surprise que je n'avais pas été classée. J'aurais bien aimé savoir si mon CV était inadéquat, ma présentation inadaptée, mes réponses insatisfaisantes... ou s'il s'agissait de basses questions politiques.

Encore un peu plus loin il y a n'importe quoi il y a un cheval-caisse et des tiroirs de course tard, quelques bruits de couloirs ont fini par me revenir (merci, mes taupes), comme quoi ma présentation était très bien (ce dont personne ne doutait, j'veux dire, j'avais été coachée la veille dans un bar entre une vague d'indignation contre l'homophobie rampante et une conversation hautement scientifique sur la reproduction par scissiparité des serre-têtes bleu marine) et, grosso modo, c'était pas moi c'était eux.

Le surlendemain, après une audition d'un tout autre style, une heure et demie en vidéoconférence avec la Germanie, une longue, longue soirée à me ronger les phalanges pour ne pas vérifier mes emails toutes les trois minutes, à expliquer aux gens que, si ça se trouve, ils ont pas encore pris leur décision, mais si ça se trouve, ils ont offert le poste à quelqu'un d'autre, et à me fatiguer moi-même, je recevais le message qui me proposait le poste de mes rêves.

(Je te l'ai dit, lecteur, que dans quelques mois je déménageais à Paris pour y faire le boulot le plus cool du monde ?)

Notes

[1] Pas le mien. En France, quand tu demandes des lettres de recommandation (académique, le reste, je ne sais pas), on te les donne à toi. Aux États-Unis et en Allemagne, on les envoie directement à leur destinataire, ce qui permet soit de te cracher dessus, soit, d'après un de mes référents, d'être plus dithyrambique (« Je ne peux pas dire « elle est la meilleure doctorante que le labo d'Advisor ait vu ces dix dernières années » si tu vas lire cette lettre, enfin ! » Soit.) Ce qui veut dire que de les joindre à un dossier est, au mieux, un cauchemar organisationnel, et dans les faits, tout à fait inenvisageable, dans le cas réaliste où tu t'y prends moins d'une semaine à l'avance, tu as du travail, tu es en Angleterre, il neige et tu as dû voler un bonnet-pingouin, les gens ont des accents ingérables, etc.