Mets ta blouse blanche et suis-moi (1)
(Nan, je déconne. Mais mets un pull, ça caille dans nos bureaux, le thermostat est réglé sur la salle des machines.)
Parce que je ne passe manifestement pas suffisamment de temps à écrire à propos de ma recherche ces jours-ci (ce qui est, d'ailleurs, objectivement vrai : j'ai beaucoup trop de modèles à mettre au point et de calculs à faire tourner pour écrire), j'ai décidé que maintenant était le moment ou jamais de parler un peu plus en détail de ce à quoi j'occupe mes journées.
En dehors d'aider une cristallographe de haut vol à battre un biochimiste aux échecs pendant qu'on grille aux rayons X des cristaux amoureusement préparés (tu sais peut-être, ami lecteur, que je ne sais pas jouer aux échecs ; mais enfin je ne sais pas non plus collecter des cristaux, et ne crois pas que cela me retienne), je veux dire.
Tu te souviens peut-être que j'avais déjà raconté des bêtises sur le sujet il y a quelques années de ça (trois, ce qui ne nous rajeunit pas, permets-moi de te faire délicatement remarquer) ; ces bêtises sont bien évidemment toujours valables, mais j'ai désormais un peu plus de bouteille et de recul et pourquoi ne te raconterai-je pas l'histoire sur laquelle je brode ma thèse ?
(Parce que ma thèse est bien partie pour faire un minimum de 150 pages ? Mais non, voyons, relève le défi, un peu, je ne vais pas non plus te raconter chaque image ni chaque tableau de résultats !)
(Ne te fais pas d'illusion : te raconter me force à peaufiner mon chapitre d'introduction qui refuse absolument de se laisser écrire, ça en devient pathologique.)
Tu sais peut-être déjà que je suis informaticienne, tendance matheuse, et que je passe mes journées à fricoter avec des chimistes et à maltraiter des molécules qui ne m'ont rien fait. Tu te demandes peut-être ce que c'est que ce bordel, certes l'interdisciplinarité y a bon, ça vend bien, mais faut quand même pas pousser, et d'ailleurs, qu'est-ce que j'y connais, en sciences de la vie ? (La réponse à cette dernière interrogation est hélas « très peu de choses ».)
Parlons donc de recherche médicamenteuse.
Quand je raconte l'histoire de la recherche thérapeutique, j'aime bien commencer par 1670. Un Hollandais, Anton van Leeuwenhoek, invente le microscope et, dans la même foulée, découvre les bactéries (et beaucoup d'autres choses, mais concentrons nous sur les bactéries, veux-tu).
Deux cents ans plus tard, aux alentours de 1860, les travaux de Louis Pasteur, Casimir Davaine, et Joseph Lister établissent les premiers liens entre bactéries et maladies. Ils n'en sont pas tellement plus avancés sur le plan de la thérapie, mais deviennent des champions de la prévention : Pasteur invente, bien évidemment, la pasteurisation, et la vaccination, quant à Lister, qui est chirurgien, nous sort l'asepsie de son chapeau et a la brillante idée de se laver les mains. (Je sais, c'est facile de se moquer, rétrospectivement.) Davaine, lui, s'est contenté d'être le médecin traitant de la Dame aux Camélias (avant d'être reconnu comme le père fondateur de la microbiologie, facile).
Au tout début du vingtième siècle, Paul Ehrlich (un Silésien), a une idée formidable, et d'une simple phrase, nous invente la chimiothérapie[1]. Son idée ? Que certaines substances puissent, à des concentrations qui restent tolérables pour le patient, stopper la prolifération d'une bactérie. Principe surnommé de la balle magique (magic bullet, hein, pas une baballe pour jouer avec le hiench).
Il faut quand même attendre les années trente (oui, il y a seulement 80 ans) pour que l'idée commence à prendre, qu'on découvre les antibiotiques, et qu'on puisse enfin commencer à parler de recherche médicamenteuse plutôt que de petit bonheur la chance (il parait qu'on dit « sérendipité », qui est un nom qui a une page Wikipédia sacrément longue, surtout pour un mot qui n'existe même pas).
Donc, les années trente. 1928, Alexander (et non pas Ian) Fleming (re)découvre la pénicilline. « Re », parce qu'un certain nombre de civilisations anciennes traitaient les infections avec un petit peu de moisissure, parce que les esprits chagrins te feront remarquer qu'Ernest Duchesne avait décrit un certain nombre de propriétés intéressantes des Penicillium en 1897 dans l'indifférence la plus générale, bien avant que Fleming ne laisse des moisissures envahir ses boîtes de Pétri, parce que d'autres leur répliqueront que, et les travaux de l'anglais John Tyndall publiés en 1875, dans tout ça ? C'est aussi ça, la science.
Pendant que certains s'échinaient à isoler la pénicilline de la moisissure (Florey et Chain y sont arrivés en 1940, soit douze ans plus tard), d'autres chimistes ont découvert qu'une teinture synthétique, le prontosil, était une prodrogue, à savoir, un machin inactif qui, une fois métabolisé par le corps humain, se transforme en médicament — en l'occurrence, un sulfamide tueur de gonorrhée.
C'est donc vers ces années-là que les chercheurs ont commencé à se pencher sur la question de manière un petit peu plus systématique que « ma grand-mère me fait toujours un bon grog avec du citron, du miel et du thym quand j'ai mal à la gorge ». (Ce qui n'est pas une approche nécessairement futile, le miel et le thymol sont, après tout, antiseptiques, d'ailleurs un certain nombre de laboratoires se penchent sur les propriétés potentiellement anticancéreuses de certaines plantes utilisées dans la médecine traditionnelle chinoise[2].)
Les gens (Bayer en tête) ont réalisé qu'ils tenaient un filon et ont commencé à synthétiser des sulfamides dans tous les sens, ou à isoler des trucs qui se comportent un peu comme la pénicilline. C'était la belle époque avant les streptocoques dorés résistants et les protocoles de mise à l'essai, on s'en donnait à cœur joie (et on tuait bien quelques poignées de patients au passage), mais ça nous a donné tout un tas de familles d'antibiotiques (la pénicilline est en fait une famille de molécules, regarde le joli dessin sur Wikipedia, le R, en haut à gauche, tu peux le remplacer par tout un tas de trucs différents), streptomycine par ci, érythromycine par là, et vas-y que tout d'un coup je te contrôle la syphilis et le typhus et la lèpre et la peste bubonique et la diphtérie et même presque la tuberculose. (Rappelle-moi de te parler de la tuberculose, un jour.)
Je te fais une petite parenthèse, ici, parce que j'aime bien étaler ma science comme de la confiture sur une tranche de pain dévier du sujet : la définition d'antibiotique n'est en fait, contrairement à ce qu'on pourrait croire, pas toujours très claire. Il s'agit d'une substance qui, hautement diluée (enfin c'est pas de l'homéopathie, hein, on en laisse un petit peu dans la solution, quand même) empêche un micro-organisme de croitre (et multiplier), tout le monde s'accorde sur ce point. Par contre la définition peut se restreindre à celles de ces substances qui sont elles-mêmes produites par des micro-organismes (d'autres, hein, en général), ce qui inclut par exemple la pénicilline (si je te gonfle avec la pénicilline, ne lis pas ma thèse, je crois que ça va être mon exemple fétiche, encore qu'il faille que j'en choisisse une dans la famille) mais exclut l'eau oxygénée, les sucs gastriques, et les antibiotiques de synthèse (tels que les sulfamides, que je mentionne de préférence non seulement pour des raisons historiques mais aussi parce que j'y suis allergique — ou plus poliment, hypersensible, ce qui ne manquera pas d'en faire sourire au moins un).
Bon, ça commence à faire pas mal de lecture, là, non ? Je sais que tu n'as toujours aucune idée de ce que je fais derrière mon ordinateur douze heures par jour, mais il serait peut-être temps de faire une petite pause. La suite, au prochain numéro ? On parlera d'ADN (merci Crick et Watson Rosalind Franklin).