Mets ta blouse blanche et suis-moi (2)
La suite de ça.
T'as remarqué le titre de la catégorie ? Ça vient de I Don't Know Enough About You, que tu peux écouter là. Puis tu peux aussi regarder, surtout si comme moi tu peux passer des heures, fascinée, à regarder des mains bouger sur un piano, les trois premières minutes sont quasi-pornographiques. Oui, je m'intéresse facilement aux mains des gens. Oui, la première fois que j'ai regardé cette vidéo en cherchant un extrait pour ce billet, j'ai su que c'était bien la version par Diana Krall, parce que j'ai reconnu ses mains.
Bon, ça va, je suis quand même pas la seule à aimer les belles mains qui savent ce qu'elles font, non ?
Je, euh, ... oh, on parlait de science ici ! J'avais dit qu'on causerait un peu d'ADN, et quand on parle d'ADN, on mentionne 1953, et la découverte de la structure en double hélice par Crick et Watson Rosalind Franklin, c'est obligé.
1953. Je sais pas toi, mais moi, mes parents étaient nés. Je veux dire, regarde un peu, tout mon labo, qui bidouille sur des ordinateurs super puissants qu'on imaginait difficilement il y a quinze ans, pour faire avancer un domaine scientifique qui n'existait pas quand nos parents sont nés. Sans parler du fait qu'y a des nanas dans l'équipe. Bon, certes, on est deux sur trente-douze (d'accord, moins que trente-douze, quoi, une petite vingtaine ?). Mais on roxxe des ours polaires (et puis la deuxième, elle a plus de mérite que moi, elle est iranienne, autant te dire qu'on ne lui a pas mâché le travail.)
Enfin donc, 1953. On savait déjà que l'ADN existait, y avait même déjà eu quelques travaux de recherche thérapeutique sur le sujet. Mais comprendre la structure de l'ADN, ça a ouvert les portes à toutes les fenêtres. Et on a commencé à comprendre la réplication et la transcription de l'ADN ; c'était juste le début ; après, vers le milieu des années 70, on s'est mis à trafiquer de l'ADN recombinant (pour pouvoir artificiellement modifier le génome d'un microorganisme), et à faire du clonage moléculaire (cloner juste un gène ou un bout d'ADN), tout en devenant de plus en plus calés en synthèse organique.
Dans les années 80, il y a eu le SIDA. La communauté scientifique s'est penchée sur le sujet comme un seul homme, a disséqué les rétrovirus, synthétisé des analogues de peptides, inventé la PCR (réaction en chaîne par polymérase), qui a ensuite permis d'amplifier l'ADN et de séquencer des génomes entiers. D'ailleurs, certes, on n'a toujours pas guéri le SIDA ; mais les tri-thérapies ont quand même largement changé la donne, et il a fallu combien de temps pour que le premier traitement un peu efficace soit mis au point ? Quinze ans. Quinze ans, c'est beaucoup quand ce sont tes proches qui crèvent en parias de leur maladie de déviants sexuels ; mais quand on pense au temps qu'il a fallu avant de pouvoir guérir la peste et le choléra... c'est quand même drôlement rapide ; et ce sont les techniques et procédés mis au point pendant ces années-là (à une époque, je me permets de te faire subtilement remarquer, où les ordinateurs devenaient de plus en plus et courants et puissants) qui ont défini les bases de ce que l'on appelle désormais la recherche thérapeutique moderne.
Et il est grand temps que j'explique un peu ce que c'est, au fond, un médicament.
Un médicament, à la louche, c'est une molécule qui interfère avec un processus biologique (ou, plus précisément, une voie métabolique). Par exemple, et je te la fais en très courte, l'aspirine et l'ibuprofène inactivent les cyclooxygénases 1 et 2. Et les cyclooxygénases, ça sert à synthétiser des médiateurs chimiques, les prostanoïdes. Et les prostanoïdes (prostaglandines, prostacyclines, et thromboxanes), ça sert à transmettre certaines informations entre les cellules (d'où leur nom de médiateur), en particulier les informations qui ont trait à la réponse inflammatoire.
Autre exemple, les pénicillines que j'aime tant (non, je ne sais pas pourquoi j'ai fait une fixette dessus; mais je ne voulais pas copiter sur Advisor, qui prend toujours et la caféine — une occasion comme une autre de citer Erdös, qui disait que les mathématiciens sont des machines à transformer la caféine en théorème — et la morphine et le citrate de sildénafil (plus connu sous la forme de petites pilules bleues qui envahissent les dossiers « courrier indésirable » de nos boîtes mail) en exemple, ce qui ne nous laisse pas beaucoup de champ), les pénicillines, disais-je, interfèrent avec la réticulation (autrement dit la formation de réseaux) de peptides dans les peptidoglycanes, qui forment une des couches de la paroi cellulaire des bactéries (mais pas de nos cellules). Sans ces réseaux, la paroi en question se trouve fort affaiblie, et se casse la figure quand la bactérie essaie de se diviser (car c'est ainsi qu'elle croit et se multiplie[1]).
Et tous ces grands mots ne me servent absolument pas à savoir si c'est normal d'avoir toujours un peu de toux et de douleur dans les sinus après quasiment quatre semaines de sinusite dont deux passées à manger de l'amoxicilline (qui est une pénicilline, oui-da).
Ainsi donc, pour développer un nouveau médicament, il suffit d'identifier un processus biologique particulier à la maladie — ou au symptôme — que l'on cherche à traiter (on s'intéresse souvent à la reproduction des bactéries, virus, ou parasites qui se sont installés chez le patient), de trouver une substance quelconque qui interfère avec le processus en question, et de la donner à manger au patient.
Hahahahahahahahahahaha !
Excuse-moi, je reprends mon souffle, c'est juste que ce « il suffit »... c'est un des plus beaux yakafokon que je connaisse.
Déjà, il faut commencer par soigneusement identifier le processus en question. Je n'y connais rien et n'y comprends quasiment que dalle, je laisse ça aux biologistes, mais je peux vous garantir que ce n'est pas de la tarte. En particulier, il faut s'assurer de trouver un truc suffisamment spécifique : sinon, en général, on arrive très bien à stopper la prolifération et bactérienne et virale et cancéreuse en tuant le patient, mais cette solution de facilité est généralement considérée comme peu élégante. Si les pénicillines, encore elles, affaiblissaient aussi les parois des cellules humaines jusqu'à ce qu'elles implosent, elles n'auraient probablement pas le succès qu'on leur connait.
C'est seulement une fois que les biologistes ont trouvé une voie métabolique digne d'intérêt et à quel endroit ils veulent essayer d'agir que je commence à savoir un peu de quoi il retourne. Déjà, « là où ils veulent essayer d'agir », en général, c'est une protéine. Une protéine étant une assez grosse molécule, un polymère, même, composée d'un bon nombre d'acides aminés, et attention, c'est là que la génétique repointe son nez, traduite de l'ADN. Mais si, souviens-toi : un gène est fait d'une succession de bases (A, T, G, C, comme dans Bienvenue à Gattaca), et chaque triplet de bases correspond à un acide aminé.
Grosso modo, le plus important, dans une protéine, c'est son site actif ; c'est une petite partie de la protéine qui forme une poche (terme technique), et dans laquelle d'autres molécules peuvent s'accrocher (terme non technique), et c'est ainsi que les processus biologiques se déroulent. Pour empêcher le processus biologique de se poursuivre, on cherche donc une petite molécule, toute jolie toute mignonne[2], de la taille de quelques acides aminés grand maximum, qui vienne se lover dans la poche de la protéine ciblée (terme technique), et inhibe ainsi son activité.
Par exemple, les cyclooxygénases dont je parlais plus tôt au sujet de l'aspirine et de l'ibuprofène sont des protéines que ces molécules inhibent en se liant avec elles. De même, les pénicillines se lient aux transpeptidases, qui sont les protéines qui sans cela lient entre eux les peptides qui forment les peptidoglycanes.
Tu auras remarqué si tu t'y connais un peu que je passe complètement sous silence les thérapies qui visent directement l'ADN bactérien et un certain nombre d'autres choses ; enfin c'est suffisamment confus comme ça, et on va s'arrêter là pour aujourd'hui. La próxima vez, nous commencerons à entrevoir à quoi je sers. Car j'aime à croire que je ne sers pas qu'à la diversité du labo (tant sur le plan de mon passé de matheuse-ingénieuse, que sur celui de mes projets louches sur lesquels je suis la seule à bosser, que, last but not least pour demander des sous aux organismes appropriés, sur celui de mon double chromosome X).
Notes
[1] J'abuse peut-être de cette expression, simplement parce que j'ai longtemps cru qu'il s'agissait de croasser (comme une vulgaire corbasse) et de bien faire ses multiplications, et je comprenais fort mal où on voulait en venir avec cette affaire.
[2] De même qu'un mathématicien te parlera de la beauté d'une preuve ou d'un théorème, un chimiste te parlera de la beauté d'une molécule