Mets ta blouse blanche et suis-moi (3)
Précédemment, dans Santa-Barbara (enfin, à 200 km au sud) : épisode 1, épisode 2.
Mais non, voyons, je ne t'ai pas oublié ! C'est juste que pendant quelques jours j'étais trop occupée à faire de la recherche pour avoir le temps de t'en parler en plus. Pour tout te dire, mon objectif refuse de converger (si si, c'est une vraie phrase qui veut dire quelque chose), mes optimisations quadratiques aussi, genre c'est la grève générale, et j'ai une saleté de co-enzyme qui refuse de rentrer dans sa poche malgré tous mes efforts et je me bats pour arriver à faire tourner le seul pied de biche qui me soit venu à l'esprit. C'est pas que je sois frustrée, mais un peu, quand même.
Par contre, côté expériences de laboratoire, ma protéine a cristallisé, et ça, c'est la bonne nouvelle de la semaine.
Enfin tu auras remarqué que si tu ne sais toujours pas à quoi je sers, au moins j'ai l'air de savoir en parler avec des mots compliqués.
Revenons donc à nos agneaux.
La recherche thérapeutique, finalement, de nos jours, comment ça se passe ? Eh bien, assez souvent, surtout dans l'industrie pharmaceutique, de la façon suivante :
1. Les biologistes trouvent une protéine-cible. Ça, je t'ai déjà dit que ce n'était pas mon problème (ça le sera un peu plus en Germanie, mais, chut).
2. On identifie des molécules candidates, autrement dit des petites molécules (ou ligands) susceptibles de se lier à la protéine-cible. Pour cela, la méthode de prédilection reste le criblage à haut débit (ou high-throughput screening pour ceux qui s'interrogent), un processus hautement automatisé qui marche en gros de la façon suivante : imagine un grand plateau, avec plein de petits puits dedans ; dans chaque petit puits, un ligand potentiel ; par là-dessus, un bras robotique qui pipette un petit peu de protéine-cible dans chaque puits ; et enfin, un processus d'analyse automatique des résultats qui te dise dans quels puits la petite molécule s'est accrochée à la protéine.
Réalise que quand je dis « plein » de petits puits, « plein » est de l'ordre de la centaine de milliers voire du million. Ça fait beaucoup de petites molécules différentes à avoir dans ta chimiothèque (une discothèque pour des disques, une vidéothèque pour des vidéos, chimiothèque pour des... bravo). Entre ça, les quantités de protéine, et la robotique, autant dire que ça coûte une demi-douzaine de reins et l'héritage de ton oncle d'Amérique par là-dessus.
3. On a donc des ligands qui ont l'air de se lier à la protéine. Eurêka ? Pas-t-encore ; c'est qu'on est pas encore sortis de l'auberge, ma pauvre Lucette. Maintenant, ces ligands, ça serait bien qu'ils aient des propriétés sympathiques ; du genre, pouvoir se lier à la protéine dans le corps humain, donc arriver jusqu'à elle, sans se faire dégrader, et en traversant les obstacles (genre paroi cellulaire) nécessaires. Faudrait aussi qu'ils ne soient pas trop trop toxiques, on a déjà dit que tuer le patient, ça va, on sait faire. Puis si on peut l'avaler par voie orale, c'est mieux, tu n'as pas idée de ce que les gens peuvent être réticents à se faire piquer douze fois par jour. On s'intéresse notamment aux propriétés dites ADMET, ou ADME-Tox (Absorption, Distribution, Métabolisme, Excrétion, et Toxicité, ça marche en français comme en anglais, hourra), et puis à un certain nombre d'autres choses, coefficient de partage octanol/eau (qui caractérise le caractère hydrophile ou lipophile de la molécule), solubilité aqueuse, j'en passe, et des meilleures.
4. Il faut aussi savoir synthétiser la substance. De la façon la plus efficace et la moins onéreuse possible. Entre les chimistes organiques qui ne s'occupent quasiment que de ce genre de questions et les biologistes qui s'amusent à manipuler des levures pour leur faire synthétiser exactement ce dont ils ont besoin, il y a du monde sur la brèche, mais malgré les progrès faits depuis le siècle dernier, on est toujours pas super bons à ça, en fait.
5. Et puis une fois qu'on a filtré au maximum, et qu'ils ne reste plus que quelques (ou un) candidat (oui, c'est un peu comme le Loft. Tu m'excuseras si je date un peu en émissions de télé-réalité, c'est pas vraiment ma tasse de thé — un jour j'ai fini par réaliser qu'une de ces vagues célébrités que tout le monde appelait par son prénom depuis des mois était un cousin à moi, je suis tombée de ma chaise), il faut tester. On est moins tolérant que dans les années trente-quarante, il y a tout un tas de régulations et d'étapes à passer, depuis les test pré-cliniques aux phases I et phases II et phases III (bon, je te fais la variante américaine, sauce FDA (Federal Drug Administration), mais c'est environ pareil en Europe, autorisations de mise sur le marché par ci et agence européenne du médicament par là. C'est très important, évidemment, mais ça me passionne moins.
Je vous entend, murmurer « bon, Kitty, mais toi, dans tout ça, par la malpeste, qu'est-ce que tu fous ? »
Moi ? Mes braves gens, moi, je réduis les coûts.
(Si tu savais depuis combien de temps j'essaie de la placer celle-là, le dos bien droit, l'air pincé, et le petit doigt en l'air ! (Si tu me connais tu auras probablement remarqué que je bois généralement le petit doigt en l'air si je ne me surveille pas ; un des ratés de mon éducation, ou de mon développement psycho-moteur, va savoir, il n'y a guère que s'il est posé sur un archet que mon auriculaire sait se tenir.))
Soyons brutaux et malpolis et parlons chiffres. En moyenne ? 868 millions de dollars et 52 mois de développement pré-clinique (et 16 mois d'essais cliniques) par nouveau médicament sur le marché en 2006.
Autant te dire que n'importe quoi qui permette de dépenser moins de sous en automates et réactifs et de passer moins de temps à la paillasse, les expérimentalistes, comme nous autres informaticiens les appelons, ils sont preneurs. D'ailleurs pas plus tard qu'aujourd'hui, un de mes biochimistes est venu me voir d'un air cajoleur pendant que je sortais mes plateaux de cristaux de leur placard magique, pour me demander d'une voie douce « dis... un logiciel qui me donne le pH à utiliser plutôt que d'en essayer 24 différents... ce serait possible ? ». Je crois qu'il a même battu des cils. Je lui ai tendu une boîte de pointes de pipettes 200µL.
Un bref aperçu, donc, de ce que les chémoinformaticiens dont je suis font, drapés dans leur capes de héros (non, pas de costume en cuir, on est pas chez catwoman non plus).
Pour l'étape 2, deux approches. Tout d'abord, le docking (me dis pas qu'il y a un terme français), qui consiste à faire des simulations des interactions énergétiques entre le ligand et la protéine. C'est plein de coefficients de Van der Waals, de dipôles, de considérations géométriques, si t'es en veine il y a même de la mécanique quantique, et je déteste ça (pas la mécanique quantique, la modélisation moléculaire et le docking). Manque de bol, j'en fais des quintaux en ce moment. (Par contre j'ai un petit projet à moi sur le sujet sous le coude, qui me plait bien, et pas le temps de m'en occuper. Après le postdoc, si personne ne me précède ?). Ensuite, le criblage virtuel à coup d'apprentissage statistique. Ça, c'est mon dada, et ça, je t'en parlerai plus une prochaine fois.
Mais d'abord il faudra que je te parle de choses qui ont à voir avec l'étape 3. Des choses aux doux noms de QSAR (Quantitative Structure-Activity Relationship, relation quantitative structure à activité), et QSPR (Quantitative Structure-Property Relationship, relation quantitative structure à propriété).
Et puis figure-toi que je m'intéresse même à l'étape 4 depuis 18 mois. Prédiction de réaction organique. Et figure-toi que c'est un problème pas facile du tout du tout oh là non et que d'autres s'y sont cassés les dents avant nous. Ce qui n'est qu'une maigre consolation pour le fait d'avoir un papier en chantier sur le sujet qui attend depuis plus d'un an qu'une de nos idées finisse par marcher et de ne toujours pas savoir si ça vaut le coup que je commence à en parler dans mon manuscrit vu que si ça continue comme ça (et que mes optimisations quadratiques continuent à refuser de converger alors qu'on a jamais vu ça), il n'y aura pas grand chose à raconter.
Mais, par Belzébuth, comment-donc fait-on tout ça, te demandes-tu ? Réponse dans les prochains épisodes !