Inter-multi-pluri-trans
Un samedi soir de Novembre, quelque part en Allemagne.
Les restes de houmous (recette ramenée d'Israël), de couscous au beurre aux courgettes, dattes, raisins secs et oignons au miel (invention du jour, sur une inspiration de la cuisine de ma mère et de celle de ma grand-mère paternelle), et de riz-au-lait à la fleur d'oranger (recette récupérée sur l'Internet Mondial et exécutée avec brio par un Italien qui s'y connaît en risotto) s'entassent dans la cuisine.
Aux murs et sur le frigo, des photos de voyages, des cartes postales d'un peu partout dans le monde, et mes cartes du monde où de gros points fuschia indiquent les endroits où j'ai déjà posé mes valises (l'œil exercé d'une chercheuse entraînée à chercher des motifs y remarque une certaine concentration autour d'une ligne Agadir-Stockholm).
Dans le salon, la conversation va bon train. Neuf bio-informaticiens, une biologiste, un informaticien, et une institutrice qui s'accroche remarquablement bien à la conversation discutent à bâtons rompus de séminaires départementaux, des grandes lignes de leur recherche, de la meilleure musique pour coder[1], et d'un script qui permet de télécharger tous les épisodes de This American Life[2].
Parmi les bio-informaticiens, deux ont effectivement suivi un cursus de bio-informatique. Ils préfèrent cependant se définir comme informaticiens, ou comme machine learners[3].
Les autres ont des diplômes tout aussi variés que vaguement liés à la bio-informatique. Une triple licence en maths, physique, et biologie de l'évolution. Une licence de maths. Un master de biophysique. Un master en astronomie. Une thèse de physique. Une thèse en écologie évolutive. Un diplôme d'ingénieur en télécommunications suivi d'une thèse en informatique.
Un réseau de collaborations nous relie pourtant tous les neuf (dix en comptant la biologiste).
Un de nos sujets de conversation les plus fréquents ? La difficulté que nous avons à communiquer les uns avec les autres, encore plus avec les biologistes.
Neuf bio-informaticiens, une biologiste, un informaticien, et une institutrice. Mais aussi cinq Américains, quatre Allemands, un Italien, un Grec, une Française.
Tous habitent en Allemagne. Un des Américains a déjà vécu en Suède ; une Américaine en Italie ; un des Allemands en Suisse et au Royaume-Uni ; l'Italien en France ; et moi au Danemark, aux États-Unis et en Israël. La conversation se déroule majoritairement en anglais, mais aussi en allemand, italien, français, et suédois. Nous parlons tous entre deux et quatre langues de suffisamment pour converser à couramment.
Un autre de nos sujets de conversation les plus fréquents ? La difficulté que nous avons à communiquer entre les différentes cultures, les différentes langues que nous parlons.
« Il y avait du fromage à tous les repas ! » s'extasie par exemple le Grec, parlant d'une université d'été en France. « Vous aviez plusieurs plats à la cantine ? » s'étonne un Américain après que j'aie expliqué que bien sûr, même dans les restaurants scolaires, c'est entrée-plat-fromage-dessert.
Cinq Américains, quatre Allemands, un Italien, un Grec, et une Française, qui parlent de l'Union Européenne. De la crise (la Criiiiise). De Papadémos, de Berlusconi, de Sarkozy, de Merkel, de Bush Jr. et d'Obama. De la croissance des pays développés, de l'industrie, de la corruption des banquiers et des gouvernements, de la stupidité de la démocratie, du rêve européen. Il va probablement sans dire que c'est une des conversations les plus intéressantes que j'aie eue sur le sujet.
Interdisciplinarité. Multiculturalisme. Savoirs pluriels. Transculturalité. Ce ne sont pas des mots que j'emploie souvent (sauf dans des dossiers de bourse) et ils me font en général rouler des yeux et pousser des soupirs. Ils n'en définissent pas moins de nombreux aspects de ma vie et la chance que j'ai d'appartenir à cette époque, ce milieu académico-intello-gaucho-privilégié où une telle soirée est non seulement possible, mais aussi si évidente que ce n'est qu'après avoir refermé la porte sur mes derniers invités et en ôtant la Croix du Sud que je portais en pendentif que je pense à m'en émerveiller au-delà du chouette moment passé avec de bons copains.
Et que je remarque qu'à l'époque où je n'avais jamais programmé une ligne de code, n'imaginais pas vivre ailleurs qu'en France, fricoter avec des physiciens, et encore moins toucher à de la biologie, l'idée d'une soirée avec une autre altiste, un hautboïste, un pianiste, deux guitaristes et une chanteuse m'aurait fait rêver.
P.S. quelques heures plus tôt, aux États-Unis, la police balançait du gaz lacrymo dans la figure d'étudiants en train de manifester assis par terre. Âmes sensibles s'abstenir pour ce qui est de la vidéo, la déjà célèbre photo vous suffira amplement. Pétition pour la démission de la présidente du campus de Davis, ne serait-ce que pour lire la lettre de Nathan Browne, professeur à UC Davis. Voilà pour tous ceux qui trouvaient qu'on sonnait trop facilement la sonnette d'alarme au sujet du rôle de la police sur les campus de l'Université de Californie.
Notes
[1] On me dit que mon « I code in silence. » devrait figurer sur un t-shirt.
[2] Détail qui à lui seul signale qu'il s'agit d'un groupe fort au contact de la culture nord-américaine. Ça, et le fait que plus de la moitié d'entre eux ait reconnu que la photo au-dessus de mon canapé a été prise à Joshua Tree.
[3] « machine learning », c'est « apprentissage automatique », mais « machine learner » ? Je sens mal le « apprentisseur automatique », là.