Prova d'orchestra
Probenwochenende — week-end qu'un orchestre (ou un chœur) amateur passe ensemble à répéter, le plus souvent dans un lieu (typiquement, une auberge de jeunesse) suffisamment éloigné pour que la majorité ne rentre pas dormir chez soi. La qualité de l'orchestre se trouve améliorée et des liens (à base de partage de dentifrice et de discussions sur la bio-éthique) qui se tissent entre les musiciens et de la douzaine d'heures de répétition en moins de deux jours.
J'y ai retrouvé tout un tas de gestes, d'habitudes et de petits bonheurs qui ne demandaient qu'à refaire surface. Si tu n'es pas musicien, ce qui suit va probablement te paraître assez ennuyeux, je te préviende.
Les instruments complètement désaccordés par la température de la salle.
L'archet qui patine parce que tu viens de faire... ah bah oui neuf bonnes heures de répète sans remettre de colophane.
La copine de pupitre débutante et que tu aides à s'accorder dans la cacophonie.
Les autres instruments qu'ils sont chouettes : c'est beau un basson, c'est gros un tuba, c'est joli la clarinette, je peux emprunter ton violoncelle ?
Le clarinettiste qui cherche désespérément une anche.
La joie d'exécuter une petite pièce sous la supervision du mec qui l'a écrite. Encore plus : la joie de découvrir que ça sonne bien (hey, un premier violon écrit une pièce avec un titre soit prétentieux soit second degré, tu te méfies).
Un trajet en voiture (une familiale, évidemment) à côté d'une contrebasse.
Les blagues sur les altistes.
Les violoncellistes qui gratouillent un des arrangements de Metallica par Apocalyptica dès qu'ils ont trois minutes.
Les cornistes qui sifflent un thème dans le réfectoire et les autres voix qui les rejoignent peu à peu.
Les répétitions en petits groupes où les symphonies se transforment en quatuors à corde.
Les tournes périlleuses, les pages qui volent, les crayons qui tombent.
Les discussions sans fin pour savoir s'il faut tirer ou pousser, ici, et ce passage-là, ça serait pas mieux crescendo, et les vents qui veulent bien faire le legato mais il faut qu'ils respirent aussi de temps en temps.
Le moment où tu as enfin dans les doigts un passage périlleux, ou celui où le trompettiste réussit enfin une phrase récalcitrante et que le reste de l'orchestre lui fait une ovation (à base de tapotements d'archets contre les pupitres, on reste mesurés).
Les conversations avec les gens qu'on ne connaît pas trop qui commencent invariablement par « quel est ton altiste préféré ? » (j'hésite entre Yuri Bashmet et Tabea Zimmermann), « quel est ton morceau pour alto préféré ? » (Harold en Italie ou l'arrangement pour alto de la sonate Arpeggione de Schubert, d'ailleurs, tiens, bave, et sois fort, ça coupe avant la fin, allez, pour te consoler, voilà Tabea et Christoph Esenbach qui se font les yeux doux), ou « quel est ton morceau préféré parmi ceux que tu as joué en orchestre ? » (le requiem de Mozart, mais je dois dire que le concerto pour violon de Tchaïkovski était costaud aussi).
Et puis quelques émerveillements et découvertes supplémentaires.
Le lien si particulier, empreint de blâme, de culpabilité, et d'une complicité presque tendre, qui t'unit au trompettiste qui t'a rendue à moitié sourde à te jouer dans l'oreille gauche pendant toute une répétition. (Tu te demandes ce que je fichais devant un trompettiste, tu as bien raison : la salle dans laquelle nous répétions étant bien trop peu profonde pour un orchestre de notre gabarit — imagine un peu, huit altistes —, nous nous sommes arrangés du mieux que nous avons pu et je me suis retrouvée devant un trompettiste et à côté d'un hautboïste).
La facilité déconcertante avec laquelle une séance de déchiffrage peut se transformer en une conversation sur l'existence de la vie hors du système solaire. En allemand. Avec des philosophes. Dont un qui veut savoir si un obscur concept latin se traduit en français (ne me demande pas le rapport, j'ai pas compris).
La surprise sans cesse renouvelée de la facilité avec laquelle les Allemands se fichent que mon allemand soit boiteux, la patience avec laquelle ils m'aident à trouver les bons mots, l'intérêt qu'ils portent à ce que je raconte avec mon vocabulaire d'enfant de six ans.
L'observation qu'il est fort difficile, quand tu ne maîtrises pas la langue qui est parlée et que tu as le cerveau embrumé par une journée de musique et d'allemand ainsi qu'un verre de vin, de savoir si le mec qui te cause te drague ou pas.
Et la corne qui menace de se reformer au bout de mes doigts.
Bande-son (en toute honnêteté pas les meilleures versions que je connaisse, mais bon, Youtube c'est quand même bien commode):
Akademische Festouvertüre — Johannes Brahms
Symphonie N° 104 — Joseph Haydn
Gloria — John Rutter (sans le chœur pour l'instant, et avec un arrangement super chouette qui inclut cordes et bois).