Un samedi soir en Germanie
Les chercheurs, à en croire la sagesse populaire, sont souvent des gens bizarres, socialement inaptes et tout aussi peu informés des choses de la vie réelle qu'ils sont brillants dans l'incompréhensible domaine dans lequel ils ont décidé de se spécialiser.
Les enseignants du secondaire, eux, auraient plutôt la réputation d'être chiants, de se passionner pour d'obscures catastrophes humanitaires dont ils parlent avec autant de certitude que de mots de plus de cinq syllabes et de prendre les gens de haut.
Samedi soir, un de mes collègues (chercheur) et sa copine (prof de lycée) avaient organisé une soirée pour fêter leurs trente ans respectifs. Soirée à laquelle étaient invités ses amis et collègues à lui (tous chercheurs) et ses amis et collègues à elle (tous profs).
Et quand tu mélanges des gens incapables de faire la conversation avec des gens qui se sentent investis de la mission de remonter le niveau intellectuel de la soirée, c'est un peu comme quand tu mélanges de l'huile et de l'eau : tu as beau secouer (ou, en l'occurrence, mettre tous les gâteaux sur la table au fond du salon), tu te retrouves toujours avec les uns d'un côté et les autres de l'autre.
Au point que les gens civilisés se retrouvent tous dans le salon, assis sur des canapés, des fauteuils ou le tapis moelleux, alors que les losers mal fringués se calent par terre dans le couloir. Et puis finalement, c'est comme au boulot, je suis assise à côté de Cobural (sauf que sur le lino à bloquer le passage) et de temps en temps l'un d'entre nous se tourne vers l'autre et lui dit « I'm bored ». You don't say[1]. Le collègue qui nous a invité, quant à lui, papillonne d'un groupe à l'autre en buvant des shots.
Et de quoi parle-t-on donc, entre collègues, assis par terre dans un couloir contre une armoire bancale ? (La conversation se déroule majoritairement en Deutsch, langage que je suis la seule à ne pas parler couramment.)
1. De notre proche déménagement dans de nouveaux bureaux. Dans une cave (un sous-sol, pardon). Mais une cave avec des fenêtres (le terrain autour a été partiellement déblayé). Et cette conversation a été pour moi l'occasion de réaliser que la nouvelle division bureau-des-thésards / bureau-des-postdocs signifie qu'au lieu d'avoir une fenêtre vers le terrain déblayé, avec vue sur le ciel en tordant le cou et la vague promesse d'un rayon de soleil au moins un quart d'heure par jour, je vais me retrouver dans le bureau qui a une fenêtre qui donne sur un mur en béton. Le crétin qui prévoit de soutenir sa thèse avant que nous ne déménagions trouve ça très drôle ; quant à moi je suis depuis à deux doigts de la crise d'angoisse.
2. De saucisses. Moi : « Vous êtes en train de parler de saucisses ». Cobural (qui est Grec), une note d'hystérie dans la voix : « Ça fait un quart d'heure que vous parlez de saucisses ». Samedi soir, et je passe la soirée avec des Allemands à parler de saucisses. Je m'effondre de rire à défaut d'autre chose, seul Cobural, qui invoque Dieu le poing brandi et les yeux au plafond, comprend pourquoi.
3. Des humoristes bavarois. Citations en bavarois à l'appui. J'ai arrêté de comprendre après la description véridique de profs munichois : I bin Bayrisch, mia san do i Bayern, mai Kurs is auf Bayrisch[2]. Mais apparemment c'est super drôle. Ça a duré au moins vingt minutes, en tout cas.
4. Du voisin d'en-dessous d'un de mes collègues, qui cite comme hobbies « coudre » (pourquoi pas, mais ça permet de très vite identifier lesquels des participants à la conversation ont des tendances homophobes, ambiance) et « faire le ménage ».
Je comprends vraiment pas que les profs aient préféré pontifier sur la Syrie[3] plutôt que de se joindre à nous.
Épilogue : le lendemain, j'ai passé la soirée à faire des pizzas et rire à gorge déployée avec quatre physiciens, deux biologistes et une mathématicienne, mon cas n'est donc peut-être pas totalement désespéré. En dehors du fait d'avoir ri aux larmes d'une série de blagues à propos de topologie, je veux dire.