Je veux parler du périple qui attend le jeune docteur fougueux désireux, à l'encontre de tout bon sens, de devenir maître de conférences[1] (et, éventuellement, professeur, mais ne mettons pas la peau de l'ours avant les bœufs) dans une université française.

J'en profite pour préciser que si pour nombre de ces jeunes docteurs, la voie de l'enseignement-recherche dans le milieu universitaire a toujours été toute tracée, confortablement rectiligne et à deux fois deux voies séparées par terre-plein central (cette métaphore file du mauvais coton), il n'en est pas de même pour tous les aspirants. Alors même que pendant des années je n'envisageais pas de faire autre chose de ma carrière, une surexposition aux Gens Importants qui bossent 98 heures par semaine, détestent enseigner, considèrent comme un échec cuisant d'avoir un h-index de moins de quarante-douze (le h-index est la mesure en centimètres de ton chibre académique reflète plus ou moins combien de gens font référence à ton travail), ont une vie personnelle des plus limitées et sont tous des gens-à-pénis m'a fait reconsidérer ma décision pendant de longs mois (beaucoup de longs mois) jusqu'à ce jour de juillet où, dressant la liste des choses que j'aimais bien dans mon boulot, j'ai réalisé dans un moment digne d'Archimède dans sa baignoire que je venais plus ou moins d'écrire noir sur blanc la fiche de poste d'un enseignant. (J'ai ensuite essayé de dresser la liste des qualités et des défauts du mec dont j'essaie de ne pas tomber amoureuse, pour voir si la technique marchait aussi dans ce domaine, et ça a été un échec lamentable.)

Par là-dessus j'ai reçu cette semaine une offre d'emploi alléchante dans une Grosse Boîte et je me suis sentie mourir dans le dedans de moi-même en envisageant de faire un boulot (1) sans enseignement (2) sans possibilité de discuter de mes travaux avec la communauté scientifique (3) sans possibilité de faire un peu de recherche dans les directions qui me plaisent même si ça ne colle pas directement à mon projet principal[2] — j'ai donc refusé et me suis attelée de plus belle à mon dossier de qualification.

Car, épisode ouane : la qualification.

Non, petit scarabée, tu ne vas pas postuler directement aux postes proposés ! Le Conseil National des Universités veille, et veut tout d'abord s'assurer que tu sois vaguement compétent pour le poste (et qu'il te faille faire un minimum d'efforts pour obtenir un poste même si tu couches avec le patron). Parfois (souvent), tu entends des gens raconter ce qui se passe en comité de sélection, et l'attitude la plus sage à adopter si tu comptes persévérer dans cette voie est de te mettre les doigts dans les oreilles en criant très fort LA LA LA LA JE NE T'ENTENDS PAS. Il te faudra donc constituer un dossier que des rapporteurs examineront scrupuleusement avant de te laisser passer à l'étape suivante (la candidature).

Épisode ouane a : l'inscription sur Antarès.

Antarès, outre une étoile double de la constellation du scorpion, est une composante de Galaxie (le Ministère a de la suite dans les idées) « dédiée à la procédure de qualification aux fonctions de maître de conférences et de professeur des universités. ». Cette phase là, malgré la phrase précédente, est à peu près compréhensible. Il suffit de se connecter sur le bon site oueb aux bonnes dates, de se choisir un mot de passe de 5 à 8 caractères (chiffres et lettres majuscules) (oui nous sommes en 2012 mais tu ne voudrais pas que l'administration française soit au courant, quand même ?), de sauter les questions facultatives auxquelles tu ne comprends goutte et quelques jours plus tard apparaît dans ta boîte aux lettres un courrier du Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche te confirmant ton inscription.

(Normalement tu reçois aussi un courrier électronique, mais seulement si tu n'as pas oublié la moitié de ton adresse en t'inscrivant. Oui, tu peux la mettre à jour mais tu ne recevras pas de message de confirmation.)

Épisode ouane b : la constitution du dossier de qualification

Il s'agit du service public français, tout a l'air donc parfaitement réglementé par différents articles de loi jusqu'à ce que tu commences à regarder dans les coins. En effet, si ton dossier se doit d'être officiellement constitué d'une attestation de diplôme, d'un exemplaire de tes travaux, d'un CV de deux pages et d'un CV long de quatre pages détaillant activités de recherche, d'enseignement et de services, un petit coup d'œil au Ternet te fera vite réaliser ce que tout candidat ayant fait sa thèse en France aura appris par osmose : ton dossier se doit officieusement d'être constitué de beaucoup plus que ça.

Si j'ai bien compris, on s'attend au minimum à ce que je joigne à la bête (qui demande déjà pour moi un travail considérable, étant donné qu'il me faut traduire en français tout ce que j'ai pris l'habitude pendant sept ans de raconter en anglais, alors même que dès que je m'y essaie tout ceci me paraît particulièrement bidon (« méthodes à noyaux et machines à vecteurs de support pour criblage virtuel haut-débit », mais oui Martine)) :

  • des preuves de tout ce que j'avance dans les documents officiels (contrats de travail pour chaque TD, liens ou preuves pour la moindre participation à un obscur colloque à Trucmuche-les-Choux mentionné...) ;
  • mes rapports de pré-soutenance ou, vu que je n'en ai pas, une lettre de quelqu'un de qualifié pour expliquer que ça n'existe pas là où j'ai fait ma thèse ;
  • une poignée de lettres de recommandation ;
  • un projet d'enseignement ;
  • un projet de recherche ;
  • probablement un chèque en blanc pour faire passer le fait que mon volume d'enseignement, correspondant plus ou moins au strict minimum requis par mon université (lequel minimum étant une bonne approximation du maximum raisonnable pour quelqu'un qui obtient des financements de recherche) est largement inférieur à celui de mes collègues ayant fait leurs études en France ;
  • deux ou trois ratons-laveurs.

Bref, je me réveille au milieu de la nuit en me demandant si ça vaut le coup de mentionner le cours de pédagogie que j'ai suivi il y a trois ans et quel pouvait bien être le nom du prof pour lequel j'ai assuré des TD en 2008 et qui pourrait peut-être m'écrire une lettre si je lui donne suffisamment d'éléments pour qu'il arrive à parler d'une fille qu'il a probablement oublié depuis longtemps, je harcèle tous les (ex-) doctorants que je connais, je flippe d'oublier un truc important et je n'ai pas le temps de t'écrire des cartes de Grèce à retardement.

Le lecteur curieux pourra se reporter à l'épisode 3 sur Kalai Elpides, c'est particulièrement goûteux. Les autres épisodes aussi — un vil flatteur m'a dit que cela lui rappelait le ton de Krazy Kitty.

Et puis hein, bon, on se tient au courant.

Notes

[1] MCF pour les initiés

[2] Je précise qu'il ne s'agit pas d'un gros a priori contre l'industrie en général, mais bien de ce qu'il est ressorti de ma conversation avec le monsieur qui voulait me couvrir de francs suisses