Et maintenant, à contre-courant complet de la tendance (en même temps, j'ai déménagé en Germanie quand ça commençait à être à la mode — je ne te parle même pas des chiffres record d'immigration espagnole, grecque et portugaise de 2012), j'ai envie de rentrer.

Je sais que le système français n'est pas brillant. Tu devrais me voir frissonner d'horreur et d'incompréhension rien que devant l'organisation du CNRS[1]. Mais tu m'excuseras si je trouve qu'il est un tout petit peu naïf de se dire qu'ailleurs, c'est tellement plus rose. Le jour où j'ai lu l'appel de Barrez-vous et sa référence à Tbilissi, où il ferait tellement bon s'installer parce que quelques décideurs y sont trentenaires, j'en ai parlé à mon amie géorgienne qui m'a dit que c'était pas gentil de se moquer.

Après, c'est une question de choix. Entre l'impolitesse française et un accès aux soins et à l'éducation tout sauf universel, entre l'inertie française et l'hérésie d'une mère qui travaille hors de la maison... je ne dis pas que les premières ne me pèsent pas, je ne dis pas que je ne caricature pas, mais ce n'est pas comme si les auteurs de ce genre de diatribes ne caricaturaient pas eux aussi. L'herbe est toujours plus verte de l'autre côté de la barrière.

De même que Monsieur Abiker trouve hypocrite de lui servir l'argument de la solidarité, je trouve hypocrite de se barrer de la société dans laquelle on a le plus de chances de faire bouger les choses sous prétexte qu'elle ne nous convient pas. Dans mon idéalisme, j'aime à croire qu'une société (de même que les marchés) n'est pas un être vivant doté d'une conscience propre ; et que bien que le machin soit particulièrement complexe et qu'on n'en comprenne pas nécessairement tous les tenants et aboutissants, il évolue constamment. J'aime aussi à croire que le droit de vote, combiné au fait d'avoir grandi là-dedans et au privilège d'être en contact continu, par mes amis, ma famille, la presse, que sais-je encore, avec le système, me permet d'avoir un peu plus de poids sur cette évolution ; plus en tout cas qu'aux États-Unis, où j'avais surtout le droit de payer mes impôts et de fermer ma gueule, et où l'on pouvait si facilement mettre mes discours sur le compte de ma frenchitude plutôt que d'envisager d'y réfléchir ; plus aussi qu'en Allemagne, où je suis loin de maîtriser suffisamment la langue pour être une citoyenne exemplaire.

Je m'exprime mal ce soir, alors un exemples : en Allemagne, quand je vais faire faire des photos d'identité et que le photographe me retouche la gueule sous mes yeux, je ne dis rien, parce que je parle mal, parce que je veux que tout se passe bien, parce que c'est plus facile ; en France je crois bien que j'aurais gueulé, et si cette goutte d'eau n'aurait probablement pas changé grand chose, elle aurait pu au moins avoir l'espoir de faire un jour partie d'un océan.

Un autre ? En Californie, je n'ai pas manifesté contre la Proposition 8, celle qui aurait inscrit dans la Constitution que le mariage est entre un homme et une femme, parce que je sentais (bêtement peut-être) que même si je vivais là-bas, ce n'était pas ma bataille, pas un chapitre auquel j'avais voix ; si j'avais été à Paris dimanche, j'aurais participé à la marche pour le mariage pour tous[2].

Ah puis c'est tellement romantique, comme idée, de partir à vingt ans, de faire sa vie ailleurs, sans attaches, dans un pays en plein essor (comme ce Brésil violent, sexiste, et corrompu que me décrivent ceux qui l'ont fui pour une Allemagne qu'ils trouvent plus juste). Pour la plupart d'entre nous, cependant... il reste la famille, pour aussi amoindrie qu'elle soit ; il reste un paquet d'amis, malgré les années, mais aussi parce qu'on a eu la mauvaise habitude de s'en faire de nouveaux pendant tout ce temps-là, des Français, il aurait peut-être fallu éviter (c'est, grandement, la faute d'AmRhaps). Il reste un sens d'appartenance culturelle ; il reste un certain nombre d'attaches émotionnelles un peu indéfinissables, qui font que quitte à me galérer à tenter d'enseigner un peu de bon sens scientifique à des têtes de nœuds dans des conditions déplorables, autant que ce soit en France.

Et donc, comme annoncé, je m'applique désormais à rentrer. J'ignore soigneusement toutes les candidatures exotiques que Chef m'encourage à poser, et me consacre à remplir fébrilement dossier après dossier pour essayer de devenir admissible à l'admissibilité de concours qui tournent autour de cent, cent-cinquante candidats pour trois postes.

Il se trouve par ailleurs qu'on m'a récemment parlé du boulot de mes rêves, exactement le genre de trucs que je veux faire, avec le genre de gens avec qui je veux les faire, dans le genre de structure au sein de laquelle je veux les faire, et il se trouve que c'est à Paris. J'ose à peine en parler, tellement j'ai peur de me retrouver le bec dans l'eau. Je postule le mois prochain, le mec qui ouvre le poste m'assure que j'y colle particulièrement bien et qu'il est ravi de ma candidature, bref, gens, je travaille d'arrache-pied à monter le dossier du siècle, mais croise très fort tes petits doigts pour que le reste du comité d'embauche soit d'accord avec lui et qu'il n'y ait aucun candidat plus brillant que moi.

C'est qu'il faudrait que je me dépêche, avant que ce ne soit à Cambridge que je trouve le plus de mes proches. Car sache-le : si de rentrer en France, c'est ringard, si de partir en Allemagne, c'est mainstream, c'est de partir à Cambridge qui est hip.

Notes

[1] on se moque des noms des équipes INRIA, mais tu préfères faire partie de DRACULA ou de CNRS UMR 2081 ?

[2] dans l'espoir qu'on puisse alors, enfin, un jour, probablement quand je serai morte et enterrée, envisager de se débarrasser du mariage une bonne fois pour toutes — mais c'est un autre débat.