Il y a huit ans, je n'avais jamais mis les pieds dans un pays anglophone[1], je ne savais pas vraiment parler anglais, je ne savais pas qu'il y avait 40-50% de créationnistes aux États-Unis, je ne savais pas programmer en R[2], je ne connaissais rien à ce qui allait devenir mon domaine d'expertise scientifique, je ne savais même pas que Charles-de-Gaulle est un des pires aéroports du monde. Je n'avais vraiment aucune idée de ce qui m'attendait, de tout ce que j'allais découvrir, de combien j'allais morfler, de combien je serais heureuse. Et c'est bien évidemment tant mieux.

Par chance je suis partie avec pour tout bagage deux valises, mon alto, ma gueule, l'arrogance de mes vingt ans (qu'on soit de la Balance ou du Lion on s'en balance on est des lions) et un fort désir de laisser beaucoup de choses derrière moi.

Cinq ans plus tard, j'avais pondu une thèse, j'étais tombée amoureuse et puis dé-amoureuse[3], j'avais rencontré des gens, des putains de gens formidables, des que j'avais même pas idée avant qu'il en existait des comme ça, j'avais appris à danser, j'étais devenue bilingue, j'avais découvert le féminisme et le militantisme, j'avais appris à faire la tarte au potiron, j'étais devenue une vraie scientifique, j'avais survécu à un certain nombre de sales crasses, j'avais travaillé trois mois en Israël, j'avais réalisé, accepté et épousé le fait que je serais plus heureuse de ce côté-ci de l'Atlantique et je m'apprêtais à déménager rapidement en Germanie.

Trois ans de plus se sont écoulés.

Trois ans pendant lesquels j'ai hésité à laisser tomber la recherche, j'ai trouvé mes marques professionnelles, je me suis maintenue en équilibre sur le fil du forelsket[4] (je suis à ça de tomber, mais je ne sais pas encore de quel côté), j'ai rencontré encore plus de putains de gens formidables, qu'eux non plus je n'avais pas idée qu'il en existait des comme ça, j'ai continué de danser, j'ai réépaulé mon alto, j'ai appris à me dépatouiller dans la langue de Goethe en la massacrant sans vergogne, j'ai emmerdé mon monde avec mes convictions politiques, j'ai appris à m'aimer, j'ai résisté à un certain nombre de nouveaux uppercuts dans les gencives, j'ai voyagé jusqu'à ne plus pouvoir voir une valise en peinture pour recommencer avec enthousiasme quelques semaines plus tard, j'ai trouvé le boulot de mes rêves, je l'ai décroché, et je me prépare à déménager bientôt à Paris.

Huit ans après être partie de France, onze ans après avoir déménagé du quartier même où se trouvera mon nouveau bureau, je rentre.

La semaine prochaine, je serai sur place pour chercher un appartement. Dans deux mois, je ferai mes adieux à la Germanie. Je suis ravie de rentrer, je suis ravie à l'idée de vivre à Paris, du job qui m'attend, des gens que je vais enfin arrêter de voir en coup de vent, des week-ends en Provence avec ma maman. Mais tu m'excuseras, lecteur, si j'ai quand même le cœur gros que c'est rien de le dire à l'idée de tourner la page sur ma vie d'expatriée.

Huit ans, c'est beaucoup. Et AmRhaps, qui n'a pas changé de nom quand je suis partie en Israël, qui n'a pas changé de nom quand je suis venue en Germanie, continuera de porter son titre trompeur quand je redeviendrai Parisienne.

Notes

[1] Le Danemark ne compte pas, crois-moi.

[2] C'est pas comme si je savais maintenant.

[3] Par contre mon amour de la langue anglaise, dans laquelle to fall in love a son contraire to fall out of love, lui, est toujours aussi fort.

[4] Le terme scandinave pour l'euphorie que l'on ressent quand on commence à tomber amoureux, littéralement pré-amoureux.