Shit's Getting Real
« Tu bouges beaucoup pour quelqu'un qui déteste autant les départs. »
Avant-hier était mon dernier jour complet au labo. Officiellement, je travaille encore quelques jours la semaine prochaine ; officieusement, je ne serai sur le campus que pour quelques réunions et les inévitables activités de départ (du retour des clés aux au revoir, couloir par couloir).
Le week-end dernier, j'étais dans le sud pour mettre la chambre de mon enfance en cartons et en sacs poubelle, conduire une dernière fois le 4x4 de ma maman, une sorte de boîte carrée qui vibre comme une machine à laver en phase d'essorage et braque comme une crème, et l'aider à vider sa cave en vue de son déménagement à elle.
Double déracinement, donc : la Germanie, et l'appartement de mon enfance. Et il fait gris et sombre comme un premier novembre. Enfin, un deux novembre maintenant, parce que je n'écris pas vite, mais la météo est restée égale à elle-même.
Il faut bien dire que le panneau « A Vendre » qui ornait il y a deux ans la terrasse de ma grand-mère qui, ne pouvant plus vivre seule et loin de la famille, déménageait pour la capitale m'a infiniment plus choquée que celui accroché au balcon sur lequel j'ai pris l'air, le frais et le soleil pendant toute la première moitié de ma vie. Non, ce qui m'a brisé le cœur dans le sud, ça a plutôt été, outre la tristesse de devoir laisser derrière nous le véhicule sus-mentionné, de monter pour la première fois les marches de l'immeuble en sachant qu'aucun petit chien ne m'attendait en haut.
Pour le reste... ma mère déménage plus près de la mer, en vraie Provence, et avec impatience ; voilà la moitié de ma vie que je n'habite plus dans « mes » montagnes, que je revois avec plaisir à l'occasion mais sans nostalgie ; et c'est avec soulagement que je me suis enfin débarrassée de quantité de souvenirs de gens que j'ai depuis cessé d'aimer et de journaux intimes de ma pré-adolescence, que j'aurais préféré brûler loin, très loin d'ici plutôt que de les jeter dans les containers en bas de la rue.
La Germanie, par contre, est devenue une autre paire de manche.
Ces derniers jours (avant que Novembre ne s'affirme, donc) le sous-sol où je travaille était inondé de soleil, et malgré les alertes aux campagnols qui s'immiscent dans nos murs, malgré les problèmes de température et d'aération, malgré l'habitude prise de décrire l'endroit comme « la cave » ou « le donjon », malgré le joyeux bordel pas toujours propice au travail qui s'installe souvent maintenant que le groupe, avec ses nouveaux, ses visiteurs, et ses gens sur le départ, a atteint une taille telle que nous ne pouvons nous installer tous à la même table pour déjeuner, j'ai réalisé à quel point ce vaste espace allait me manquer une fois coincée dans des bureaux parisiens.
Et j'ai beau déjà m'entendre à merveille avec ceux de mes futurs collègues que je connais, ceux avec lesquels j'ai marné, sué tard dans la nuit sur des échéances, pinaillé pendant des heures sur des points de détail, eu des désaccords et des batailles de feutres à tableau, pesté, pris des fou-rires, déjeuné quasiment tous les jours, descendu des Aperol Spritz, cette bande-là va me manquer.
Mon Chef me répète à l'envi à quel point il est fier et ravi et je ne sais quoi encore de m'avoir eu dans son équipe ; mes collègues opinent et confirment que « ça va pas être pareil sans toi » ; l'un d'entre eux prétend même que mon labo « perd sa maman ». Mes amis déclarent « et merde » quand ils commencent à faire des plans en oubliant que d'ici quelques semaines je ne serai plus de la partie et certains imitent très bien le chien battu quand j'évoque mon déménagement.
Je soupire en attendant mon bus sur le très pittoresque pont au-dessus de la rivière bordée de maisons colorées. Je souris en voyant les couleurs d'automne dont s'est parée la forêt près du campus et les écureuils roux qui la parcourent. Il fait trop froid pour encore profiter du balcon alors je profite de la baignoire, moi qui n'ai jamais vraiment aimé les bains. Je donne des pièces aux musiciens dans la rue, l'accordéoniste et la clarinettiste qui jouent du klezmer, le vieux qui tourne la manivelle de son orgue de barbarie, le guitariste de jazz. Je salue de loin mon coiffeur, et souhaite un bon week-end en français au monsieur du marché qui, à force, pourrait presque remplir mon panier sans que je lui demande rien.
Bien sûr, je reviendrai. J'aurai même des raisons professionnelles de le faire, et puis j'envisage un passage en décembre, pour la dernière représentation de la première pièce mise en scène par un ami. C'est tellement plus près que la Californie !
Me voilà donc jusqu'aux genoux dans les piles de livres et de vêtements, à écouter de la musique remonte-moral et faire mijoter des coings longtemps longtemps, en essayant de ne pas penser que ces soirées jeux de plateau, à l'opéra, au ciné ou dans mes restos, bars, ou clubs de danse préférés qui se profilent sont les dernières de leur espèce.
Bientôt, je serai à Paris installée dans mon appartement de rêve et mon job de rêve, ravie d'être de retour dans une ville où je me sens tellement chez moi, auprès de gens qui m'ont tant manqué ces huit années d'expatriation, et prête à accueillir sur mon clic-clac ceux que j'ai rencontrés ici et ailleurs. J'oublierai de nouveau mon allemand bancal et les quelques expressions souabes qui s'y sont glissées. Ça n'en rend pas la transition moins chaotique...