Dans la besace de petites histoires que j'ai ramenées, par delà les clubs de strip-tease et les machines à sous, toutes celles qui commencent à s'accumuler quand on avance au-delà de la thèse et du postdoc.

« Je m'inquiète », me dit Dale[1]. « J'ai candidaté sur moins de quarante postes, et tu sais que je suis beaucoup trop théorique, il va falloir que je leur invente des applications alors que bon, la science fondamentale, c'est la science fondamentale. » Ce mec-là, c'était déjà une star avant d'avoir fini sa thèse. Quand les collègues se rendent compte que je le connais, ils me disent « Dale Richards? The Dale Richards? Tu le connais vraiment ? ».

Sylvia et Santosh, deux ou trois papiers chacun dans cette conférence A+ chaque année, des collaborations des plus prestigieuses de tous les côtés, sont tous les deux toujours en postdoc. Difficulté supplémentaire, ils sont en couple et cherchent à être un peu dans le même coin. Pas nécessairement dans la même ville, ce serait beaucoup demander, mais le même État ? Allez, la même côte, ce serait déjà bien.

Otto aimerait rentrer en Allemagne dans quelques années. Le système lui fait peur. « On dirait qu'ils font exprès pour qu'on parte et qu'on ne revienne jamais. Tous les meilleurs partent, tu les vois revenir ?».
— « Merci », répond amèrement Florian, qui se satisfait pour l'instant d'un poste temporaire en Allemagne qui lui permet de continuer de partager sa vie avec son amoureuse. En Allemagne, une règle pèse sur tous les chercheurs en CDD : si au bout de douze ans ils ne sont pas titularisés, ils peuvent dire adieu à la recherche académique. Pour toujours. Il paraît que le but de cette loi était de favoriser la titularisation. La blague.

« Je ne sais pas encore », me dit Paul. « Je n'ai aucune envie de devenir maître de conf. J'attends de voir si y a du budget quelque part dans un des labos qui m'intéresse, pour monter un dossier CNRS ou INRIA peut-être. Sinon... je ne sais pas... mais quitte à faire un truc qui ne me passionne pas, autant être vraiment payé pour. »

« Cette année, je fais de la recherche. On verra l'an prochain. Mais tu sais, je me vois de plus en plus dans l'industrie. Y a un mec dans mon bureau, il a candidaté sur cinquante postes. Dont beaucoup dans des endroits où il n'a aucune envie d'aller. C'est ridicule, tu sais ! Il ne fait que ça. Et les autres lui disent qu'il est fou de ne pas postuler plus. Mais bon, je voudrais bien rester dans les applis bio. Et les biotechs, en France... enfin, je me plais bien en Californie pour l'instant, mais pour combien de temps ? »

Viks aurait bien aimé rester dans les biotechs aussi. Et puis le recruteur du hedge fund a mentionné le salaire. « S'ils veulent me payer autant pour faire tourner des régressions linéaires... ».

« Tu sais que Karolina a démissionné ? Elle n'en pouvait plus de la fac. Trop d'heures, trop de stresse, toujours l'épée de Damoclès de la tenure au-dessus de la tête... elle travaille dans la même boîte que son mari maintenant. Ils font la route ensemble, ils se voient, elle voit leur fils, elle est heureuse. »

« Tu es folle de rester dans la recherche académique ! C'est dingue... de nous tous, tu es la seule qui ait eu les tripes. On s'y est tous au moins imaginés... on a tous laissé tomber... sauf toi. Ah, et Keiran, pour l'instant. Mad props, girl, mad props», me déclare un ancien co-thésard.

« Go, and kick ass!! » renchérit sur le même thème un autre co-thésard au moment de nos adieux.

Je n'ai pas plus de tripes qu'eux. J'ai juste le cul sérieusement bordé de nouilles.

Note

[1] Il va sans dire que tous les noms de ce texte ont été modifiés pour protéger les innocents (et les grands bruns baraqués qui font se retourner tout un dancefloor sur eux, et par extension, toi).