L'envers de la médaille
Il y a les mecs qui se frottent contre toi dans le métro. Il y a les administrations qui se moquent de t'aider et chauffent leur dossier sous leur cul pendant que toi, tu n'as pas accès à la sécurité sociale. Il y a le gâchis qui te fait honte des déchets biodégradables dans la même poubelle que le non-recyclable. Il y a la pollution qui t'a privée de voix pendant son pic. Il y a le racisme et la haine bien grasse qui s'exposent sans honte. Il y a les ripoux réélus en masse, et leur électorat qui trouve ça drôle.
Il y a la solitude, enfin, non, la peur de la ressentir, un jour. Tu te trouves bien, là, bien installée dans ton fauteuil en osier, les pieds sur ta table basse, seule dans ton chez rien qu'à toi. Tu as les plus chouettes amis du monde, qui t'entrainent de concert en expo et de restos en soirées à chuchoter les mains autour d'une tasse de thé, qui t'engueulent si tu ne les appelles pas quand tu as besoin d'aide, qui partent en voyage avec toi. Tu es persuadée qu'on n'a pas besoin d'être en couple pour vivre heureux, n'en déplaise à tes grands-mères, aux gens sur Facebook et à la société. N'empêche que tu commences à en avoir marre de t'amouracher en vain de gens dont il ne faut pas, de gens qui habitent loin, de gens qui en aiment d'autres que toi, de gens qu'au fond tu n'as pas vraiment envie d'aimer.
Il y a cette indépendance qui te fait peur, cette angoisse de la carte blanche, cette conviction qui se fait chaque jour de plus en plus profonde que ton programme de recherche tout entier est vain, jusqu'à ce que tu exploses, un jour, manque de pot, c'est dans une réunion avec des gens que tu ne veux pas risquer de te mettre à dos, la voix qui tremble et les mains un peu aussi pendant que tu essaies de rattraper un commentaire qui t'a malencontreusement échappé comme quoi rien de cela ne sert à rien.
Alors tu fais ce que toute personne ayant passé moins de temps que toi aux États-Unis aurait fait depuis belle lurette : tu poses quelques jours de congé. Et tu vas les passer en Germanie.
Tu en profites pour planifier une journée dans ton ancien institut, tu es incorrigible. Deux longues réunions, c'est tout. Tu finis bien sûr par jeter un œil à un mémoire de master par ici, un exposé crucial par là, un manuscrit avec des photos d'animaux sur lesquelles tu ne vois rien, quelques lignes de code. Entre temps, tu auras pris un café préparé avec soin sur la rutilante machine de course acquise depuis peu par un département auquel tu as appartenu, lentement bu assis dans l'herbe avec P qui te parle d'Islande et de ses doctorants ; tu auras partagé quelques carreaux de chocolats avec R, la seule personne à laquelle tu puisses pardonner de rater un rendez-vous sous prétexte qu'il résolvait des équations différentielles, parce que tu sais que c'est vrai ; tu auras discuté d'Open Science avec un activiste ; et tu auras passé une bonne heure à la terrasse de la cafétéria, à lire un vrai livre en écoutant Schubert qui s'avèrera avoir été interprété par le pianiste sur le canapé duquel tu te retrouveras le lendemain à siroter un excellent vin espagnol. Tu finis cette journée avec tes collègues autour de la meilleure pizza de la ville, puis d'un Aperol-Spritz sur la place centrale.
Après ça, quatre jours de vacances. Des conversations d'allemand et d'anglais mêlés. Un petit déjeuner en terrasse. De longues promenades au soleil, seule ou en excellente compagnie, avec une glace au bord de l'eau, en poussant un vélo. Des longueurs dans la piscine baignée de lumière. Des cookies maison. Des bières avec vue sur la vallée. Un enfant qui marche alors que tu te souviens parfaitement du jour où il est né. Des gens qui te serrent dans leurs bras très fort, t'amènent siroter du vin sur leur canapé en discutant musique classique et tango, et puis pour compenser t’entrainent ensuite dans les bars les plus miteux de la ville. Une après-midi au théâtre, à donner la réplique en lieu et place d'une actrice portée pâle, proposer à voix basse au metteur en scène ton regard un peu particulier sur la pièce, et fouiller parmi les costumes. Un burger à la terrasse du pub irlandais au plus chouette nom de pub du monde. Un dimanche soir au café où tout le monde regarde Tatort pendant que tu discutes. Une petite librairie dans laquelle tu n'étais jamais entrée. Des courses rapides pour te procurer des produits dont tu oses à peine admettre qu'ils te manquaient, et ramener des Gummibärchen au bureau, bien sûr, au bureau. Des montées et des descentes sur les collines de la ville. Une soirée costumée, un peu d'electroswing, quelques salsas, une heure assise par terre sous une couette avec ton amie N pendant que son mari et ton metteur en scène se relaient à vous raconter des histoires parce qu'on a le sens de la fête ou on ne l'a pas et by god vous l'avez.
Une traversée de la ville au milieu de la nuit, de tours en détours, de confidences en confidences de plus en plus hâtivement déroulées, les mots qui se bousculent, les voix qui tremblent un peu, les yeux qui brillent et les mains qui s'attrapent et s'accrochent et deux êtres humains qui se serrent dans les bras l'un de l'autre, refusent de s'avouer vaincus, savent qu'il est déjà beaucoup que de s'avoir l'un l'autre. Ceux qui pensent en termes de n'être « que » des amis n'ont rien compris.
Les larmes qui te montent aux yeux, aussi, plusieurs fois, et que tu laisses enfin couler, parce qu'il faut savoir lâcher prise.
Et quand tu rentres chez toi, après à peine quelques jours passés bien trop vite, mais qui t'ont quand même permis de ne plus appréhender de te remettre à travailler, tu ne peux t'empêcher de te souvenir de la phrase qui a passé tes lèvres en débarquant du train et en goûtant l'air frais de cette première nuit de retour sur ton ancienne terre d'accueil : Ich bin heim.