Tout plaquer
Les journées qui s'éternisent, de tâche administrative en correction de la énième version du manuscrit qui n'en finit pas de n'être jamais fini, de conversations avec un canonisateur de papes en préparations de présentations inutiles, de code qui ne fait rien qu'à planter en heures passées à réarranger des petites cases dont on m'avait promis que je n'aurais pas à m'occuper, de relectures de papiers que je n'ai pas les compétences de juger à celles de papiers pondus par des gens qui n'ont pas les compétences nécessaire à les écrire, de dix-huit heures je pars bientôt qui se transforment en dix-neuf j'ai presque fini, vingt ah flûte la boulangerie va être fermée, vingt-et-une-et-je-suis-encore-là, et ce fantasme qui grandit, grandit, grandit, celui de tout plaquer.
Tout plaquer et m'installer dans une maison en Toscane avec un chat à poils longs, parler en italien avec les gens du coin jusqu'à le parler enfin couramment, faire de longues balades au soleil, travailler à une monographie sur l'animal comme ressort comique dans le théâtre anglophone de l'après-guerre, aller à des concerts de musique baroque en plein air et à l'opéra aux arènes de Vérone. De temps en temps m'envoler pour New York, y retrouver mon ex-coloc la Chapelière Folle, passer mes soirées au théâtre et mes journées à prendre des photos de hipsters dans les rues, manger des bagels.
Tout plaquer avec Pétronille et partir au bord de la mer. Nous y installer avec nos deux chiens moches, ou nos deux paresseux, ou nos deux jumelles, en tout cas deux qui s'appelleront Apocalispe et Marie-Clitorine. Cuisiner du gras au sucre et des petits légumes frais du marché, boire trop de vin, médire. Porter des Wellington à rayures, aller marcher sous la pluie au bord de l'eau, rentrer, se faire un thé avec des scones à la confiture et clotted cream, s'assoir dans la bow-window avec un livre, écrire des polars et des livres pour enfants.
Tout plaquer et réunir toutes mes copines matheuses au bord de la Méditerranée. Une ville en Sicile ou en Grèce, chaude, lumineuse, avec des ruelles sales, des chats errants, du laurier rose et des ruines un peu partout. Un endroit où mon humeur ne changerait pas douze fois par jour en fonction du mouvement des nuages devant le soleil. Une plage au coucher du soleil, ou la muraille sur les hauteurs de Thessalonique, des gens avec des guitares (pas nous, hélas, les matheuses auxquelles je pense sont toutes musiciennes mais aucune n'est guitariste, étrange), nous qui chanterions a capella. On mangerait des trucs à base de tomates, d'aubergines, de courgettes, d'huile d'olive et de lait de brebis, A et moi boirions des cafés très noirs, on rirait trop fort et on se coucherait trop tard.
Tout plaquer et embarquer avec Juan-Pedro pour l'Argentine. Boire trop, vin rouge pour moi, Fernet pour lui, danser le tango tard dans la nuit, en nous engueulant tout du long jusque dans les draps poissés de sueur où nous nous réconcilierions enfin pour quelques instants. Parler de justice sociale et de la condition humaine comme si nous y connaissions quelque chose, se disputer à propos de littérature. Parfois il y aurait un piano dont il jouerait et je regretterais de ne pas avoir mon alto mais au fond je serais secrètement ravie de pouvoir juste m'assoir, l'écouter, ne rien dire. Porter du rouge à lèvre trop rouge, envisager d'allumer une cigarette juste pour l'entendre gueuler qu'il est hors de question qu'il me laisse fumer. Pour parfaire le tableau il faudrait en nous levant dans l'après-midi travailler à nos romans respectifs ; en réalité nous allumerions nos ordinateurs, nous connecterions à quelque serveur, et pianoterions à toute allure pour disséquer nos données respectives. Nous nous querellerions aussi à propos de théorie des graphes. Il disparaitrait des jours et des nuits entiers, à jouer ou boire ou skier ou probablement les trois, je ferais semblant de m'en foutre, T appellerait pour vérifier que nous sommes toujours en vie et raccrocherait en marmonnant "You two will be the death of each other."
Tout plaquer et partir avec mon trio de biologistes fous dans le nord, dans une maison avec vue sur un lac. Une maison avec des grandes fenêtres comme en Hollande, un piano dont aucun de nous ne jouerait, mais qui serait là pour quand les amis qui savent nous rendraient visite, et de vieux planchers en bois sur lesquels on danserait en chaussettes. Il y aurait un chat sibérien qui s'installerait toujours sur les genoux d'A, un springer qui irait courir avec O le long de l'eau, des piles de bouquins, les intégrales de Tarkovsky, Fellini, Godard et Fassbinder, et une boîte de Cards Against Humanity. Il y aurait un vieux canapé sur lequel nous nous referions Good morning de Singing in the Rain. Les après-midi de pluie A et moi lirions des pièces de théâtre à un public de choix, O à demi allongé sur le canapé, F assis par terre en tailleur, le chien endormi à ses côtés, le chat royalement perché sur un fauteuil. De temps en temps nous irions à l'opéra, A et O les deux grands blonds venus du froid sur leur trente-et-un, F et moi les méditerranéens de poche nous contentant de vêtements propres et pas trop usés, faisant peut-être même l'effort de porter des couleurs assorties.
Tout plaquer et partir en Germanie, y passer des journées entières à discuter à bâtons rompus avec l'ami qui manquait à l'appel la dernière fois, célébrer la fin de la thèse de ma germaniste préférée, aller au théâtre voir sur scène la pièce à une répétition de laquelle j'avais assisté ; ne revenir à Paris que le temps de m'envoler pour Porto et Primavera en compagnie du mec qui m'a fait le sale coup de déménager de Paris à Londres moins de six mois après mon retour au pays ; retourner avec lui en Angleterre, aller voir comme a grandi la demoiselle née au moment où je refermais pour la dernière fois la porte sur mon appartement de Germanie, claquer la bise au Dalma, serrer dans mes bras des amis que je ne vois pas assez souvent.
Sortir soudain de ma rêverie. Ce dernier fantasme est tout à fait réalisable. Plus que huit jours, mes agneaux.