Ma grand-mère était institutrice.

Après des années de lente dégénérescence et cinq jours dans un coma probablement provoqué par un accident vasculaire cérébral, elle s'est éteinte dans la soirée d'un samedi de septembre.

Après des jours d'angoisse, de larmes, de nuits blanches et d'une gratitude formidable envers mes collègues, mes amis, et les gens dedans Touittère pour leur soutien sans faille, je n'étais arrivée que quelques heures auparavant. Je n'ai pas pu lui rendre visite ; néanmoins j'étais là quand l'hôpital a appelé ma mère, et c'est déjà tellement.

Ces dernières années, elle ne s'intéressait plus à grand chose, se déplaçait à peine et ne se souvenait plus de grand chose. Quelques automatismes bien ancrés lui permettaient de nous répéter les mêmes histoires et les mêmes questions, de nous raconter les promenades qu'elle prétendait faire. Peu de choses lui faisaient encore plaisir ; parmi elles, les petits chiens, et puis de savoir sa petite famille partiellement ou entièrement rassemblée (les Noël réunissant tous ses descendants, quelques pièces rapportées et un chien ou deux la ravissaient) et de nous entendre rire.

Alors, quand nous lui avons rendu visite sur son lit de mort, ma mère et moi, et que nous avons passé ces dernières heures en compagnie de son corps qui se refroidissait lentement, nous avons pleuré, certes, mais aussi parlé, longuement, et dit des bêtises pour nous faire rire.

Je passerai sur la chambre funéraire, la résidence pour personnes âgées dans laquelle il était prévu qu'elle retourne, pour finir ses jours dans son studio, avec « ses » infirmières, le choix des vêtements dans lesquels l'inhumer, les pompes funèbres où l'on avait plus l'impression d'acheter une assurance auto que des obsèques, les aller-retour à la gare pour changer des billets de train, les coups de téléphone commençant par quelques sanglots avant que ma voix n'arrive à prononcer « c'est fini ».

Quelques jours plus tard, nous nous sommes réunis dans la petite ville des Cévennes où elle a grandi, siège du caveau familial où reposaient déjà ses parents, son époux, et deux de ses grands-parents. Un groupe tout ce qu'il y a de plus restreint : ses deux filles, leurs trois enfants, son gendre et la sœur d'un qui qui l'avait été, nous étions sept à arpenter les rues à la recherche des traces de l'histoire familiale. Un hôtel particulier qui avait été racheté, en très mauvais état, par une de mes arrière-grand-mère ; l'appartement où elle avait grandi ; le magasin d'un oncle ; et puis la pâtisserie. Mon cousin, les traits tirés et les yeux rouges, ses épaules voûtées dans un abattement qui m'a d'autant plus brisé le cœur que je crois jusqu'à présent ne l'avoir jamais vu que rire, plaisanter et faire des bêtises, s'est approché de la devanture. Un article découpé dans le journal local y parlait du changement de propriétaire de la pâtisserie, évoquait longuement le repreneur, et citait par son nom le propriétaire originel de la boutique : le père de ma grand-mère.

La cérémonie fut tout ce qu'il y a de plus simple, comme elle l'aurait désiré et comme nous le souhaitions pour elle. Rejoints par son neveu et la compagne de ce dernier, nous avons suivi le cercueil de l'entrée du cimetière protestant jusqu'au caveau ouvert. Après quelques mots prononcés par l'employée des pompes funèbres, celui de ses petits-fils qui est instituteur comme elle a lu de sa plus belle voix de maître d'école et presque sans faillir les paroles de La Cévenole (privée pour l'occasion non-religieuse de son quatrième couplet et retournée ainsi à son état originel). Quelques instants de recueillement pour chacun auprès du cercueil ; sa descente dans le caveau ; des pétales de rose ; puis la fermeture du caveau.

Plus tard, alors que les larmes de mon cousin me coulaient sur l'épaule, j'ai sangloté « On a beau y mettre les formes, fondamentalement, elle est morte, ils l'ont mise dans un frigo, puis ils l'ont mise dans une boîte, puis ils ont mis la boîte dans un trou noir et puis ils ont scellé le trou ».

Ce n'est néanmoins qu'à l'issue de cette cérémonie que j'ai commencé à me souvenir de ma grand-mère comme elle était avant que la vieillesse n’abîme ses neurones.

Elle était volontaire, refusait qu'on s'occupe d'elle, avait survécu à la seconde guerre mondiale, pendant laquelle elle n'avait de nouvelles de son fiancé qu'une fois tous les quelques mois ; au décès subit de son mari quand ils avaient tout deux moins de soixante ans ; à celui de sa sœur, victime d'une longue et douloureuse maladie de Charcot ; à un cancer du sein ; aux tentatives de suicide répétées d'une de ses enfants.

Elle était dévouée aux autres, faisait partie de nombreuses associations caritatives, avait employé de nombreuses années de sa retraite précoce au bénévolat.

Ses convictions politiques étaient résolument ancrées à gauche ; chez elle je lisais Le Canard Enchaîné, et elle m'avait appelée en larmes après avoir voté à droite pour la première fois de sa vie (pour Jacques Chirac, en 2002, à l'âge de 81 ans).

Elle était pétrie de défauts aussi, que je lui avais tous pardonnés depuis bien longtemps, même son obstination à nous trouver grosses et sa conviction que je ne pouvais pas être vraiment heureuse célibataire.

C'était ma mamie. Elle me racontait des histoires. Elle corrigeait mon orthographe. Elle inventait des mots en mélangeant français, espagnol et provençal. Elle me chantait des comptines. Elle m'avait donné son violon. Elle virevoltait quand on passait les disques de mon grand-père sur le vieil électrophone. Elle venait passer plusieurs semaines chez nous chaque été et était une fois arrivée fort en retard, ayant été arrêtée pour excès de vitesse. Elle avait envoyé paître efficacement (car définitivement) un garçon qui me harcelait quand j'avais 12 ou 13 ans. Elle faisait le meilleur flan, la meilleur crème à la vanille, la meilleure brandade de morue, les meilleurs épinards aux anchois. Elle prétendait ne pas être forte en calcul et me demandait combien de temps laisser son gigot au four (et je me souviens à ce jour de la règle des 15 minutes par livre). Elle était fière de mes études et m'appelait « l'intello de la famille » (comme si les autres ne l'étaient pas). Elle portait encore parfois l'Air du Temps de Nina Ricci.

C'était ma mamie, et j'étais sa bichette.

Esprit qui les fit vivre,
Anime leurs enfants,
Anime leurs enfants,
Pour qu'ils sachent les suivre.