Une première pause en milieu de matinée, puis quelques minutes autour de midi avant d'aller déjeuner avec le responsable du module dans lequel j'enseignais : j'ai eu le temps de lire des bons vœux, pas plus.

À 13h20, j'ai regardé Twitter.

À 13h28, je me suis préparée à reprendre mon cours, avec comme seule impression qu'il y avait encore eu quelqu'un qui s'était attaqué à un journal de gauche (et tu remarqueras au passage que personne n'essaie jamais de mettre le feu au Figaro), et que cette fois, Charb avait payé.

À 13h30, j'ai commencé ma séance d'exercices.

Un peu plus d'une heure plus tard, j'ai proposé une pause. Et le monde s'est effondré.

Frédéric Boisseau
Franck Brinsolaro
Cabu
Elsa Cayat
Charb
Honoré
Bernard Maris
Hamed Merrabet
Moustapha Ourad
Michel Renaud
Tignous
Wolinski

La tête sous l'eau. J'ai parlé à mon père (mon père !), la voix étranglée. J'ai parlé avec mes étudiants, je les ai laissé discuter, prendre le temps de se renseigner. Je suis rentrée. J'ai appelé ma maman, et nous avons pleuré ensemble. Je suis allée place de la République. J'ai retrouvé une petite équipe pour un Paris Carnet abasourdi.

Et puis le lendemain, Clarissa Jean-Philippe.

Je me suis tenue debout sous la pluie, le lendemain, à midi, avec tous mes collègues rassemblés dans la cour de l'institut, la tête baissée, la gorge nouée. J'ai parlé, parlé, parlé. Quasiment rien réussi à faire d'autre.

Et puis le lendemain, cette de journée passée le ventre noué à suivre le flux d'actualité du Monde, Dammartin, Vincennes. Les frissons en lisant qu'on recommande aux commerçants de la rue des Rosiers de fermer boutique. La rue des Rosiers ! Vincennes.

Quatre victimes[1]. Mortes d'être juives. En France, à deux kilomètres de chez moi, en 2015.

Et sans compter trois terroristes, morts avant d'avoir pu être jugés.

L'horreur de cet attentat. De cette policière abattue. De ces prises d'otage.

L'horreur de la récupération. De la division. Des attaques contre les mosquées, les musulmans, les arabes, les pas bien blancs. De ceux qui refusent de comprendre qu'on peut être en deuil pour Wolinski et Bernard Maris et vouloir signifier son soutien à Charlie Hebdo sans leur apporter son approbation inconditionnelle, parce que la liberté d'expression s'applique aussi à ceux qui disent des choses avec lesquelles on n'est pas d'accord. Des gens qui m'écrivent d'être prudente, « en ces temps d'instabilité ». Des gens qui en profitent pour taper sur les arabes. De ceux qui en profitent pour ériger des assassins en idoles.

J'en profite pour dire au passage que je ne suis pas Charlie. Je déteste cette formule. Je n'ai pas besoin de m'identifier à Charlie pour condamner sans réserve cet attentat. Et je ne m'identifie pas du tout à Charlie, qui est un journal que j'avais arrêté d'acheter il y a bien longtemps, un journal dans lequel je suis assez certaine de trouver des trucs qui me feront hurler de rire, mais aussi d'autres qui me feront grimper aux rideaux.

Alors oui, dans cette horreur, j'ai peur. Pas des arabes (j'aurais l'air fin en famille), pas de prendre le métro, pas de passer mes journées dans des bâtiments dont tous les accès s'ornent d'un triangle rouge sous lesquelles s'inscrivent les lettres VIGIPIRATE ATTENTAT, pas pour ma peau d'athée, de gauchiste, de demi-juive. Non. Encore plus qu'après les assauts violents et répétés de LMPT, j'ai peur de la société que nous créons, une société de clivages, de haines, basée sur la méfiance, la répression, la surveillance.

Et j'ai peur quand je réalise que je n'ose même pas espérer que nous puissions entreprendre les grands chantiers nécessaires à nous tourner vers l'éducation, la culture, la démocratie, la liberté, l'égalité et la fraternité.

Mais comme on ne peut pas vivre terré dans sa peur, j'ai décrété que cette année, mon anniversaire, c'était le 10 janvier. Demain, j'aurai trente ans, pour de bon, et on fêtera ça. Comme il se doit, au chaud, avec de la lumière, du gras au sucre, des bulles, du rire et du médire (d'autant plus que ça dérange), et surtout, des gens que j'aime, des qui font du chaud dans le dedans.

Car on continue, et on vous emmerde.

Et pour finir, récemment exhumé des cartons qui s'entassaient chez ma grand-mère : CH_3_septembre_1973.jpg

Note

[1] Édité une fois les noms connus : Yoav Hattab. Philippe Braham. Yohan Cohen. François-Michel Saada.