Le bruit des bottes et des tambours
Depuis le 13 novembre, il arrive régulièrement qu'on me demande si j'ai peur.
Parlons-en, d'ailleurs, de ceux qui posent ces questions. Ils sont, pour l'immense majorité, tout à fait bien intentionnés. Il n'en reste pas moins que les messages de gens auxquels je n'ai pas parlé depuis des années, et qui soudain resurgissent des profondeurs de Facebook ou d'une vieille adresse professionnelle, pour espérer que je vais bien et m'envoyer toutes leurs pensées, me restent un peu en travers de la gorge. C'est peut-être un trop plein de cynisme, mais j'y vois quand même pas mal de voyeurisme, de désir de se sentir près de l'action, de connaître quelqu'un à qui il est arrivé quelque chose à défaut d'avoir soi-même vécu un moment qui a pris le devant de la scène médiatique internationale.
Ce qui n'est pas sans rapport avec l'engouement largement plus prononcé par les Américains (sans parler des Européens) pour ces attentats-ci que pour tous ces attentats-là qui se passent en Turquie, au Moyen-Orient, en Afrique, en Indonésie, bref, chez les bronzés.
Revenons à la peur.
J'ai peur, oui.
Pas des terroristes.
Pas de boire des coups en terrasse (si ce n'est en raison des températures saisonnières).
Pas d'aller à des concerts (si ce n'est que mon budget est en ce moment un peu serré).
Mais de l'état d'urgence généralisé.
J'ai peur aussi d'employer des grands mots. État policier, totalitarisme, démocratie, libertés fondamentales.
Néanmoins.
Quand on me recommande de m'en remettre à #march4me pour que quelque part, dans un des pays où il est autorisé de manifester, quelqu'un marche pour moi au moment de la COP 21, mon sang se glace. Dans un des pays où il est autorisé de manifester : pas le mien.
Quand je lis « La sécurité est la première des libertés, c'est pourquoi d'autres libertés pourront être limitées », sorti tout droit de la bouche d'un premier ministre dont on essaie de nous faire croire depuis des années qu'il est de gauche, j'ai l'impression qu'on vient de poser un couteau sous ma gorge.
(Au passage, je te recommande l'astuce suivante pour distinguer Manuel Valls de Nicolas Sarkozy, si comme moi tu as du mal, ces derniers temps : l'un des deux a des tics.)
Quand je lis que six députés, six seulement, ont voté contre la prolongation de l'état d'urgence, une loi dont Manuel Valls admet toute honte bue qu'elle présente « des fragilités constitutionnelles », et cinq cent cinquante-et-un pour, mon estomac se retourne.
« Mais les mesures tant judiciaires qu'administratives qui seront prises ne feront qu'ajouter le mal au mal si elles s'écartent de nos principes démocratiques », avertit le Syndicat de la Magistrature.
C'est peu de choses, mais du coup je te mets quand même un lien vers la pétition lancée par la Quadrature du Net pour demander à ce qu'une commission d'enquête parlementaire mène une vraie réflexion sur les questions de la sécurité, des libertés, des attentats, et des échecs et succès de la politique menée depuis 15 ans à leur sujet.
J'ai aussi peur de la guerre.
Une guerre dont les justifications ressemblent de plus en plus à celles de la guerre en Irak, à laquelle on peut ramener en bonne partie l'instabilité qui a permis à l'islamisme extrémiste de fructifier dans la région, si l'on excepte que l'on était déjà en train de bombarder la Syrie et qu'on s'autorise à remplacer « de destruction massive » par « chimique ».
Il y a des gens qui l'écrivent bien mieux que moi, alors hop et re-hop.
J'ai peur d'employer des grands mots, parce que le point Godwin (ou son équivalent, par exemple pétainiste) est si vite atteint, mais il y a quelques semaines à peine le site-mémorial du Camp des Milles m'enjoignait à me replonger dans l'histoire des années trente et à réfléchir à comment éviter que ne se reproduisent la montée des totalitarismes et les fâcheuses conséquences que l'on sait.
Quand mes collègues me disent que j'exagère, que le gouvernement n'a aucune arrière-pensée par rapport, par exemple, à la COP 21, que je me trompe, que tout ça sera fini dans trois mois, Euro 2016 ou pas, qu'eux sont ravis de montrer le contenu de leurs sacs à l'envi... je ne sais pas quoi leur répondre. Que les intellectuels et les musiciens ne sont pas les derniers dans la ligne de mire ? (Tiens d'ailleurs à propos de musiciens, Ibrahim Maalouf.) Que je suis, du fait de ma naissance et de mes fréquentations, probablement déjà fichée quelque part dans la rubrique « sale gauchisse » ? Que ce n'est pas de la paranoïa, juste du judaïsme ? Et dans ma tête tourne la pique certes acerbe et facile de mon père : « C'est bien, quand Marine sera au pouvoir, elle aura tous les outils nécessaires pour nous mettre dans des stades. »
J'ai peur, et c'est probablement aussi pour ça que, contrairement à l'après-Charlie, je n'ai pas envie de sortir, de me réunir place de la République (et ça, c'est pas plus mal parce que je n'en ai pas le droit, ce qui me reste salement en travers du gosier), de voir plein de gens et de faire la fête en buvant trop, en dansant et en criant très fort, de donner et d'assister à des concerts hommage.
Non, j'ai envie de rester blottie au chaud avec les quelques uns qui partagent mon indignation, mon dégoût et mon malaise. De serrer dans mes bras une petite fille de tout juste deux ans, la plus chouette petite fille de toutes les petites filles de la planète, en m'excusant mentalement du monde dans laquelle elle grandit, en la protégeant encore tant que je le peux. D'acheter et d'offrir des livres, plutôt que des pintes en terrasse.
De faire plutôt la gueule, en somme.