La valeur travail
Il y en a qui se brisent le dos à accomplir des tâches ingrates. D'autres qui se lèvent avant le soleil pour faire pousser des choux-fleurs et des vaches et croulent sous les dettes. Et puis des qui gagnent un salaire annuel à cinq chiffres à brasser du vent avec des intitulés de poste en franglais indécent. D'autres, même, qui engrangent des centaines de milliers d'euros pour poser de temps en temps leur postérieur sur un fauteuil douillet.
Puis plein entre les deux ; des qui travaillent assis au chaud mais à des tâches de plus en plus vides de sens, ou sous la houlette d'un supérieur qui leur pourrit la vie.
Il y a ceux qui sont maîtres d'eux-mêmes, ils sont à leur compte, et qu'importe s'ils font en fait l'équivalent de deux temps plein, avec bien peu de droits en retour, pour louer leur studette so chic ?
Des qui élèvent des gosses, nettoient une maison, changent les couches d'un parent, distribuent des repas chauds ou tentent de rendre notre monde un peu moins dur à vivre, sans la moindre rétribution pécuniaire. D'autres encore qui ne les voient pas trop grandir, leurs enfants, à faire deux heures de route le matin et deux heures le soir.
Il y a les chanceux, les comme moi, ceux qui sont quand même plutôt bien payés à faire des trucs qui leur plaisent. Il y a bien quelques frustrations du quotidien, des ambitions qui manquent de moyens, les désaccords occasionnels avec la direction, et des collègues qui parfois n'ont rien d'autre à faire là que de nous mettre des bâtons dans les roues, mais nous pouvons entendre parler d'accomplissement par le travail sans avoir directement envie de flanquer un coude ou deux dans le grand sourire du jeune requin qui s'en gargarise.
Sauf que même à nous on essaie de faire croire c'est normal, quand on aime, de ne pas compter. Que nos places si prisées sont chères et qu'il faut être sûrs de continuer à les mériter. Que c'est super, de tellement aimer son taf qu'on y fait sa vie sociale, sa gym, ses lessives et ses repas, voire qu'on y habite. Des menottes dorées.
Et puis bien d'autres encore.
Nos salaires ne reflètent ni la valeur ni la difficulté de nos contributions à la société, et ne le feront manifestement jamais. Pourquoi alors s'obstiner à présenter le plein emploi comme le Graal du prolétaire ?
Le revenu universel, surtout tel qu'il nous est présenté maintenant, n'est pas une solution parfaite. Comment le mettre vraiment en place, au détriment de qui et de quelle ligne budgétaire ? Mais qu'on cesse de m'agiter sous le nez le vilain spectre de l'assistanat. Ma morale s'accommode mieux de donner les moyens de vivre décemment à des gens qui ne feraient rien en retour (et c'est dur, de ne rien faire, le sachiez-tu) que des batteries de cuisines des bons représentants du peuple.
Voilà en tout cas une vision qui m'inspire : celle d'une société qui admettrait enfin qu'elle ne récompense pas le travail au mérite (fut-il de fournir un travail ingrat, un travail indispensable, un travail productif ou un travail qualifié), et que le travail – tel qu'on le conçoit aujourd'hui – n'est ni la seule ni la meilleure façon de donner de la valeur aux individus ou du sens à leur vie.
Et que ceux qui affirment que l'important, c'est de travailler s'étouffent dans leur hypocrisie.
(J'admets cependant ne pas être emballée par l'idée de taxe robot : pourquoi taxer, i.e. pénaliser, une solution qui nous libère de tâches automatisables et nous laisse plus de temps pour contribuer autrement ? Il y a là une vision de l'homme contre la machine qui me laisse perplexe. On me dit que c'est les bénéfices engrangés par l'économie faite sur les embauches qui sont taxés, mais pourquoi ne pas appeler ça une taxe sur les bénéfices ?)