Je transmets ma science et c'est la joie
J'aime enseigner. Vraiment. J'adore expliquer, trouver la bonne façon de présenter les choses pour apercevoir un éclair de compréhension dans les yeux de mon interlocuteur, corriger des copies et voir que, waow, y en a qui ont compris ce que je leur ai expliqué, sélectionner les exercices les plus adaptés au niveau des élèves et aux compétences qu'ils doivent acquérir, et le mieux du mieux c'est quand j'arrive à les faire participer en TD. En plus, quand c'est toi le prof (ou la chargé de TD, chipote pas), c'est vachement facile d'avoir raison, et j'adore avoir raison.
J'aime enseigner, et c'est bien pour cela que je refuse de lâcher le morceau de la carrière d'enseignant-chercheur bien qu'en ce moment il me regarde d'un œil narquois en se demandant combien de temps je vais tenir avant de déclarer que c'est pas une vie et de sauter par la première fenêtre venue (réelle ou figurée, va savoir).
C'est donc le cœur léger et le sourire aux lèvres que je m'apprête régulièrement à faire mon boulot de moniteur. Sauf que les élèves ne me facilitent pas toujours la tâche... bilan. Un peu longuet, mais si tu me lis c'est que tu n'es pas en train de te choper un cancer de la peau sur la plage (de toute façon il parait que 42% des Français ne partent pas en vacances cet été. Ça ne veut pas dire grand chose – notamment ni qu'ils n'ont pas de vacances, ni qu'ils ne partent pas en vacances en juin ou en septembre) et qu'au lieu de passer le temps à compter les grains de sables (non mais la plage c'est vite chiant en fait, c'est très surestimé je trouve), tu t'ennuies devant ton ordinateur.
Les sessions d'été, c'est le pied
Je viens de terminer une session. Une session d'été, autrement dit un trimestre (habituellement dix semaines d'instruction) compressé en six semaines, un marathon d'apprentissage en quelque sorte. Ce genre de cours s'adresse principalement à trois catégories d'élèves :
- les élèves qui n'ont pas de temps à perdre à mettre quatre ans à obtenir leur diplôme comme tout le monde, ou qui suivent plein de cours dans tous les sens parce qu'ils ne sont pas encore certains de la matière qu'ils préfèrent[1]
- les élèves qui ont déjà échoué une fois sur ce cours particulier, et essaient désespérément de passer cette fois-ci.
- les élèves qu'on ne sait pas trop ce qu'ils foutent là, eux non plus, et d'ailleurs en général ils laissent rapidement tomber.
La distinction entre les deux premières catégories est si claire que sur les cours les plus difficiles, on voit généralement deux gaussiennes (aussi appelées cloches, mais oh, j'ai passé la moitié du temps à leur enseigner, justement, les courbes normales, alors on ne me la fait pas à moi) pour les notes, une centrée sur environ 85% des points, et une centrée sur un maigre 50-60%[2]
Introduction à la Probabilistique et la Statisté
Le cours sur lequel je donnais mes TD est considéré comme moyennement difficile, et noté avec une générosité qui frôle le laxisme, donc on a réussi en général à avoir une seule cloche, mais je ne suis pas sûre que cela ait été entièrement mérité. Forcément, vu le genre de profs entre les mains desquels je suis passée en prépa, qu'on fasse des maths sans rigueur, ça me donne des envies de meurtre, c'est très pavlovien comme éducation finalement la prépa. N'empêche que quand on voit la qualités des réponses à des questions de cours données en devoir à la maison (autrement dit, « trouve le bon transparent dans tes notes et recopie-donc la page au lieu de me raconter des craques »), il y a de quoi avoir de sérieux doutes. Mais au final, de toute façon, les notes seront artificiellement trafiquées de sorte à ce qu'une poignée de meilleurs élèves ait un A+ (environ 19/20, quoi) au lieu du A- qu'on leur donnerait, ce qui remonte tout le monde, et fait que des gens qui n'ont pas capté grand chose du tout à la Statistique ni à la Probabilité valident le cours. Ça me fait un peu mal au cœur quand je pense à la valeur de leur éducation, et puis je me souviens que la plupart d'entre eux n'auront jamais besoin de ces connaissances dans leur vie future (ou que, si c'est le cas, ils seront replongés dans les concepts jusqu'à les intégrer – sur le principe de l'assimilation par osmose), et qu'ils pourront très bien faire leur boulot sans. Puis après tout, c'est pas comme s'ils allaient construire des ponts et des avions sans avoir fait preuve d'une bonne capacité à absorber de nouveaux concepts et... euh.. non rien. Une des choses qu'on apprend en école d'ingénieur ou en prépa, c'est que les avions et les ponts et les satellites, c'est un peu étrange qu'ils ne nous tombent pas sur la gueule quand même.
C'est un cours qui s'adressait officiellement aux informaticiens (l'intitulé exact étant Introduction aux Statistiques et Probabilités pour l'Informatique, ou quelque chose dans ce goût), mais qui était aussi suivi par des matheux, des ingénieurs civils, des ingénieurs électroniques et des ingénieurs biotechniques. Un mélange des genres qui ne facilite pas nécessairement la tâche...
Par ailleurs, c'est un cours d'introduction, donc souvent obligatoire dans nombre de cursus, donc pour lequel nombre d'élèves ne se sentent pas d'affinité particulière (bien au contraire, d'ailleurs, tout le monde sait que la Probabilistique, c'est compliqué, et que la Statisté, c'est un truc de petit binoclard qui ne sort pas de chez lui).
Ma mission, puisque je l'ai acceptée
Pendant cette session, mon boulot était de :
- donner trois TD de 50 minutes par semaine (en pratique, entre le premier TD introductif qui ne compte pas, le TD qui tombe un jour férié, et les TD qui sont remplacés par des examens, c'était plutôt deux TD par semaine).
Quasiment pas de contraintes de la part du professeur, mais le but du jeu était bien évidemment de couvrir des problèmes portant sur les questions étudiées précédemment en cours, répondre aux questions diverses et avariées des élèves, et si nécessaire les aider avec leurs devoirs à la maison. Le prof m'a demandé une fois d'introduire un concept sur lequel il n'aurait pas le temps de s'étaler. J'ai depuis belle lurette laissé tomber l'idée de faire venir des élèves aux tableau pour résoudre des exercices (depuis avant d'avoir commencé à enseigner, en fait, et après avoir remarqué que c'était souvent une douloureuse et impopulaire perte de temps arrivé à un certain niveau). J'ai plutôt essayé de leur introduire les problèmes à résoudre, les laisser chercher et se poser des questions, avant de donner la solution ; ça les incite à se remuer du neurone et à poser des questions, et moi j'aime quand les élèves posent des questions, ça me donne l'impression qu'ils ne sont pas tous en train de dormir pendant que je m'agite comme un pantin au tableau.
- être disponible trois heures par semaine pour répondre aux questions des élèves dans mon bureau.
Il s'est trouvé que les trois heures en question étaient chacune à 9h du matin et que 9h du matin, c'est beaucoup trop tôt pour la plupart de ces chochottes d'étudiants, donc c'était plutôt Waterloo, morne plaine, sauf à l'approche des examens, et encore.
- répondre à toutes sortes de questions posées par e-mail. Fais des maths dans un e-mail, tu verras, c'est drolatique, surtout quand tu espliques des intégrales un peu compliquées.
- corriger les devoir à la maison, à propos de quoi j'ai déjà eu amplement l'occasion de râler précédemment. Ainsi que là et il y a longtemps, là-bas et là-bas.
Oh, quel beau spécimen !
J'ai donc eu l'occasion d'être, comme on dit quand on est un homme politique qui joue au populo en (gasp !) descendant dans le métro, au contact des élèves. Ben j'espère qu'ils sont pas contagieux...
Y a le type (appelons-le Tony Tsiengyong Chang, ce sera très représentatif. Il y a énormément d'élèves asiatiques, et la majorité d'entre eux ont un prénom d'usage Américain) qui ne pensait pas qu'il aurait vraiment besoin de maitriser les pré-requis pour réussir ce cours. Tony, dahling, pourquoi penses-tu que le département perde son temps à publier une liste des cours pré-requis et n'accepte ton inscription que si tu les as validés ? Parce qu'il n'a que ça à faire (ce serait pas faux mais...) ?
Y a la fille (appelons-là Sue-Ellen Kim, parce que Sue-Ellen, c'est quand même probablement le prénom féminin typique américain le plus ridicule, et qu'y avait comparativement peu de coréens dans cette classe, ce qui est injuste) qui parle d'une toute petite voix, qui n'arrive pas à t'appeler par ton prénom, qui bosse comme une dingue, t'envoie des emails stressés au beau milieu de la nuit, et qui y arrive un coup sur deux. Tu comprends pas. Un coup elle résout un exercice parfaitement, le coup d'après, tu lui poses un problème qui demande la même approche et elle est larguée. Chais pas. Le stress, probablement.
Y a le gars (Minnow Perry, disons, parce que le pauvre a en vrai un nom horrible – même selon les normes américaines –, un nom de banque, ou de cheval, ou d'événement hippique, j'ai toujours pas décidé) qui a l'air de comprendre, qui pose des questions intelligentes, qui est toujours là assis au premier rang, un peu essoufflé d'avoir couru pour être sûr d'être à l'heure, mais que quand tu vois ses copies, tu te demandes si c'est bien la même personne. En plus il a une stature de joueur de football (américain, le football) et il a peur de toi parce que tu es la chef (ou alors ce sont mes beaux yeux qui l'intimident, va savoir), ça serait presque drôle si ce n'était pas aussi embarrassant.
Y a le mec (Mehdi Saab, y en a pas que pour les asiatiques) qui est très fort mais très stressé. Il vient te voir avant chaque examen au bord de la crise d'angoisse (et encore de quel côté du bord je ne suis pas très sûre), les mains qui tremblent et la voix qui chevrote, te panique qu'il n'a absolument pas compris la douzième ligne de la page quatre-vingt-quatre du livre et que c'est horrible comment va-t-il faire, et qui comprend plus rapidement que toi une fois que tu l'as mis sur la bonne voie. Après il a une très bonne note, il est persuadé que c'est uniquement grâce à toi, et si ce n'allait pas à l'encontre du règlement, il te ferait probablement livrer un bouquet de roses dans l'heure qui suit la remise des copies.
Y a le type (je suis un peu à court de noms, là, allez, Clifford Nguyen) qui n'assiste à aucun cours ni TD et vient te voir la veille de l'examen pour te dire qu'il est « un peu nerveux ». Cliff, garçon, forcément que tu me poses des questions auxquelles j'ai déjà répondu plusieurs fois, que tu n'as aucune idée de quels sont les concepts clé, et que tu ne sais même pas exactement sur quoi porte le test... ouais, je serais un poil nerveuse à ta place, aussi.
Et puis enfin, mon préféré, Wilford Peters, le mec qui s'enfonce tel le chaton dans la vase pendant que tu ne peux rien faire d'autre que de regarder le désastre depuis le bord de la route. Il commence par ne pas passer le premier examen parce que sa voiture est en panne (dit-il dans un e-mail malencontreusement envoyé à 4h30 du matin... après une nuit d'infructueuses révisions). Ensuite sa messagerie électronique ne fonctionne pas quand le prof lui propose de rattraper. Enfin il m'écrit un lundi dans un moment de panique qu'il a besoin d'un maximum d'aide pour l'examen du vendredi, ne se pointe à aucun des TD ni cours, arrive dans mon bureau le jeudi, pour me dire que vu qu'il n'a lu que trois pages du manuel, ça va pas être possible, il se désiste du cours. Il n'est jamais trop tard pour faire preuve de lucidité.
Nan mais en fait c'était achement bien
Mais ne crois pas que je ne fasse que râler. J'ai aimé être responsable du contenu de mes TD, j'ai aimé suivre les élèves, j'ai aimé qu'ils viennent réviser dans mon bureau (co-bural se faisait dorloter par sa femme dans leur appartement climatisé je crois), j'ai aimé répondre à leurs questions sur ma thèse, j'ai aimé les voir progresser, j'ai aimé les voir comprendre, j'ai aimé les faire débattre (pour une fois) sur l'interprétation de leurs résultats et leur faire comprendre que même en sciences, il n'y a pas nécessairement une bonne réponse... et j'ai aimé que la secrétaire du département de statistiques, quand je suis allée lui rendre le manuel, m'ait dit que selon le prof, j'avais fait un excellent boulot.
Je n'attend plus que les évaluations (anonymes évidemment) des élèves, en me braquant à l'avance contre ceux qui vont se plaindre que je ne suis pas assez disponible (j'ai une vie en dehors des cours, dingue), que je ne fais pas assez participer, que je note trop durement, que ceci, que cela... Je vous tiens au courant.
Notes
[1] Pour chaque discipline, l'université détermine une liste de cours obligatoires pour obtenir une « majeure », et une liste plus courte de cours nécessaire à l'obtention d'une « mineure ». J'ai un copain qui a eu son diplôme avec une majeure en informatique, une mineure en maths, et était à quelques cours d'une mineure en philosophie, d'une mineure en allemand et d'une mineure en économie. Le type fait de la bio-informatique, au passage.
[2] Lecteur français qui as flemme de compter, sur vingt, 85% des points, ça fait 17, et 55% des points, ça fait 11.