Silence, on joue... à relier les points
A relier les points ? Comme dans les magasines pour enfants ? Mais quels points ? De quoi tu parles ?
C'est une idée de Kozlika. Les matriochkas, ça s'appelle, comme les poupées russes, tu sais. C'est une histoire qui s'emboîte. On est treize à s'être embarqués dans l'affaire ; la première a écrit le premier chapitre, le deuxième écrit le dernier chapitre, puis vient le tour du deuxième chapitre, puis de l'avant-dernier... tu suis ? Bon, ben moi, j'écris le neuvième chapitre. Et ça commence à être délicat, de faire en sorte que tout colle.
Pour lire le chapitre 9 vaillamment tapoté de mes petites mains, c'est ci-dessous. Pour le lire au sein de l'histoire (dont manquent encore les chapitres 6, 7 et 8), c'est sur le site des matriochkas. Si tu ne comprends rien, c'est normal ‒ moi-même, je suis perdue.
Elle n'avait plus qu'un souvenir confus de sa rencontre avec Sofia. A l'opéra, sans aucun doute... Elle-même y était alors ouvreuse (ce qu'elle aurait fait pour faire partie de ce monde... approcher les chanteurs, frôler les costumes de scène, apercevoir le chef d'orchestre, et profiter de l'élégant brouhaha de tous ces gens bien habillés...). Sofia, bien sûr, faisait partie des gens bien habillés. Toujours élégante, raffinée et du dernier chic, entourée d'un nuage de messieurs en costume trois-pièce aux petites attentions pour elle. Marie, qui l'avait déjà remarquée à plusieurs reprises, avait été surprise qu'elle lui adresse la parole ; l'ouvreuse ne fait-elle pas, pour les femmes de cette sorte, partie intégrante des meubles ? D'un ton à peine condescendant, Sofia s'était intéressée à elle ; comment en était-elle arrivée là, à placer pour un pourboire souvent inexistant des hommes et des femmes qui la plupart du temps n'en faisaient qu'à leur tête, essayant de s'approprier un siège mieux placé que le leur, et lui criant dessus lorsqu'elle leur annonçait que c'était impossible ? Une fille aussi charmante et efficace qu'elle pouvait certainement trouver une meilleure place ? Marie, rougissante et embarrassée, lui avait alors parlé de sa fascination pour l'opéra. Plus tard, elle était même allée jusqu'à mentionner son rêve irréalisable d'être elle-même sur la scène, dans la peau de Carmen peut-être, ou de la Reine de la Nuit. Quelle brillante idée elle avait eu là !
Sofia venait de plus en plus souvent ; l'opéra restant probablement un des derniers vestiges d'une époque passée où elle pouvait jouer les femmes du monde, profiter pleinement de sa cour, et profiter de l'occasion de porter des robes extravagantes dessinées par les plus grands couturiers. Elle échangeait toujours quelques mots avec Marie, ne manquant jamais de la complimenter sur la forme de son visage et la couleur de ses cheveux, parfait, murmurait-elle, parfait... Marie, qui se serait préférée blonde et ne trouvait rien d'intéressant dans son visage (le nez un peu trop fort, peut-être ?), se demandait vaguement où elle voulait en venir.
Et puis on avait commencé à donner Lucia di Lammermoor, et c'est là que Serge avait fait son entrée. Chaque soir que le Donizetti se jouait, Sofia débarquait avec son escorte et Serge dans sa traîne. Elle ne lui avait pas prêté grande attention, au début ; elle focalisait toute son attention en une fascination malsaine pour Sofia, qui avait les moyens de se rendre à l'opéra aussi souvent qu'il lui chantait, sans avoir besoin de prendre un stupide boulot d'ouvreuse en plus de son travail de traductrice de livre pour enfants qui lui suffisait à peine à payer les factures et rembourser ses dettes. Jusqu'à ce que Serge l'approche à son tour et murmure, souriant à Sofia, « la forme de son visage... la couleur de ses cheveux... ». Marie n'en pouvait plus, de la forme de son visage, mais elle ne pouvait pas se permettre de hausser le ton en s'adressant à un spectateur (surtout pas un habitué). Elle n'avait compris que bien plus tard, une fois tombée sous le charme ravageur de Serge, que son visage rappelait suffisamment celui de Natalie Dessay pour qu'elle puisse, une fois soigneuesement maquillée et habillée de la fameuse robe blanche, prendre son rôle dans les jeux pour le moins étrange de son nouvel amant.
Ha ! Mais quelle cruche, quand même, de s'être ainsi pliée aux désirs démentiels de cet homme ! L'amour de l'opéra, l'amour de l'opéra, mais ça n'excusait pas tout, l'amour de l'opéra ! Surtout que Serge, l'opéra, il s'en fichait ; sa passion, c'était Talie. Et elle avait marché comme un seul homme dans ses délires, pour satisfaire son désir à elle de se prétendre sur la scène... brillant. Elle avait tout été, depuis Olympia jusqu'à Lucia, en passant part tous les rôles sauf, peut-être, celui de la Reine de la Nuit (elle n'avait pas autant de facilités dans le suraigu que celle qu'elle incarnait). Il fallait bien le dire, ça lui avait bien plu. Mais toutes les bonnes choses ont une fin et les plaisanteries les meilleures sont toujours les plus courtes, et elle était vite passée de l'amusement à la crainte. Elle commençait à réaliser à quel point Sofia et lui l'avait, depuis le début, facilement manipulée.
Son corps était engourdi, sa tête la lançait, sa bouche était pâteuse et ses paupières lui semblaient si lourdes qu'elle n'osait pas les ouvrir. Dans quel pétrin s'était-elle encore fourrée ?