Le bain de bouche, donc, avait commencé à... comment dire... subrepticement... se manifester. Un débordement inexpliqué par ci, un peu de liquide verdâtre sur le lino parme de la salle de bains (magnifiquement décorée dans des tons coordonnés de bleu et de violet), une odeur mentholée alors que personne, non, personne, ne venait de l'utiliser, un bouchon mal refermé...

Je mettais ça sur le compte de l'inattention.

Puis le fil dentaire s'est mis de la partie. Ça, comme signe avant-coureur, ça ne trompait pas. Le fil dentaire, pensez-donc ! Voilà qu'il cherchait à s'échapper de son étui, qu'il se mettait en tire-bouchon sur son enrouleur, qu'on en retrouvait des bouts par ci, par là. Inquiète, je m'étais alors plongée dans les conditions générales de vente – y proposait-on quoi que ce soit en cas de fil dentaire possédé ?

Et le fil dentaire s'est mis à vouloir étrangler les gens à la moindre contrariété. De l'exaspérante nana de la pub pour un FAI à la télévision au livreur d'UPS qui s'amène avec un colis complètement défoncé en passant par le chat qui n'est pas foutu de faire la sieste ailleurs que sur une pile de linge propre fraichement retirée de la sécheuse et qui n'attendait que d'être plié.

C'est là qu'on a commencé à s'inquiéter. C'était devenu sérieux. Le bain de bouche, à côté du fil dentaire, c'était de la petite bière ; d'ailleurs, on l'avait complètement oublié, le bain de bouche. Puis on s'était habitués à l'odeur mentholée.

Enfin, on n'osait plus parler près des affaires de toilette. Chaque passage à la salle de bain était devenu une aventure un peu dangereuse. Il s'agissait de faire ses affaires proprement, calmement, et en silence, afin de ne pas contrarier le fil dentaire. B. a commencé à consulter des sites ésotériques sur Internet ; ça y parlait d'incantations, d'envoutements, d'exorcisme, de formules magiques à base de rognures d'ongles, de mèches de cheveux, des sperme de rhinocéros et du nombre pi... mais pas un mot sur du fil dentaire étrangleur.

Puis voilà qu'un beau matin, B., d'humeur badine me lisait les nouvelles depuis la chambre à coucher alors que je brossais mes dents. Clinton qui s'invente une aventure sous tirs croisés en Bosnie, Mc Cain qui se mélange sans vergogne entre les Sunnites et les Chiites et en remet une couche, Obama qui a donné en moyenne moins d'1% de ses revenus à des œuvres caritatives (malgré la recommandation biblique de faire preuve d'une générosité au moins égale à un dixième de ses revenus), Cheney qui trouve que la guerre en Irak, cinq ans après, c'est vachement bien, et que si plus de soixante-dix pour cent des Américains ne sont pas trop d'accord, on s'en fout, Sarkozy un peu trop bling-bling pour la tenue de sa fonction...

Je surveillais le fil dentaire du coin de l'œil mais il semblait rester inerte.

Puis B. a commencé à naviguer de lien en lien, émettant de temps à autre un petit rire ou un Yeah, right courroucé.

Je ne sais pas si vous avez entendu parler de l'affaire Spitzer, mais la forte couverture médiatique des aventures de ce gouverneur pourfendeur de tous les vices (parmi lesquels les réseaux de prostitution) avec, well, une prostituée faisant partie d'un réseau luxueux inquiète les parents. Que faire, se lamentent-ils, si notre ingénu petit Xave ou notre douce et naïve petite Isolde nous demande, au pire moment possible, le 6 avril prochain entre douze et treize heures, au beau milieu du repas avec les beaux-parents, « Maman, Papa, c'est quoi, une protistuée ? ».

Judy Kuriansky, professeur de psychologie clinique à l'IUFM de l'Université de Columbia[1], a la réponse. Une réponse toute en douceur, un enseignement de la tolérance par l'exemple, un moment de lucidité quasi-féministe qui permet d'initier doucement l'enfant à la noirceur du monde, à l'idée qu'il y a toujours une offre pour rencontrer une demande, au fait que toutes les relations humaines ne sont pas aussi chaleureuses et dénuées d'intérêt que celle entre papa et maman. Selon Judy, s'ils posent la question, on peut donc leur dire que :

Sadly there are some women who feel that when they have an intimate experience with someone they need to get paid for it. This is something that is not healthy and I don't accept it or condone it.

Malheureusement certaines femmes ont le sentiment que quand elles ont une expérience intime avec quelqu'un elles doivent se faire payer. C'est une chose qui n'est pas saine, et je ne l'accepte pas plus que je ne l'excuse.

C'est à ce moment-là que la brosse à dents a essayé de m'étrangler.

Participation croisée au Dis-moi dix mots au printemps et au Sablier du printemps (amorce 2). Je n'ai pas passé la semaine dernière chez B. (je n'ai pas de B. chez qui passer la semaine, d'ailleurs), je ne connais personne qui ait un lino parme, je n'ai pas de chat, mais malheureusement, les propos de Judy Kuriansky, professeur de psychologie clinique à l'IUFM d'une des universités les plus réputées des États-Unis, eux, sont bien réels.

27 mars 2008 – rendons à César, etc... : l'amorce provient de chez Matoo

Notes

[1] ou équivalent - Columbia University Teachers College dans le texte