Panique à bord
Mon titre pourrait laisser entendre que je vais parler de l'angoisse générée par l'écriture de ma thèse ou, dans une vision à plus court terme, de devoir trouver une idée de projet de recherche de postdoc dans un domaine qui n'est pas exactement celui de ma thèse, idée de projet suffisamment brillante pour plaire et à mon probablement-futur-chef et aux gens qui liront nos demandes de financement, le tout en quelques jours (je n'ai toujours rien trouvé, même de terne, et j'ai promis d'envoyer une ébauche demain... oyoye).
Même pas.
Je vais vous parler de la peur que tout les informaticiens que je connais ont, enfouie plus ou moins profondément, sans jamais pouvoir vraiment s'en défaire : celle de perdre leurs données, leurs bases de code, leurs serveurs. Une peur qui nous fait tous imperceptiblement blêmir quand quelqu'un raconte comment son disque dur est mort dans la nuit et les photos de l'anniversaire du petit dernier ont disparu corps et bien, de même que quelques années de correspondance électronique jamais sauvegardée et un certain nombre de choses dont l'absence ne se fera durement sentir que bien plus tard.
A chaque opération délicate, à chaque hoquet leur déniant l'accès à un recoin d'un disque, les informaticiens ne peuvent s'empêcher de passer un scénario catastrophe sur l'écran noir de leurs nuits blanches et font mentalement la liste de tout ce qu'il faudrait refaire si ce disque était vraiment perdu. Puis tout se remet en place, les informaticiens poussent un soupir de soulagement collectif et vont se faire un café — ils ne glandent pas, leur code compile. Ils ont eu leur grand frisson et plus de peur que de mal ; après tout, les catastrophes, ça n'arrive qu'aux autres.
Sauf cette fois.
Jeudi, à 14h, les services informatiques se sont rendu compte que les machines ne supporteraient pas l'expérience à vingt mille dollars qui venait d'être lancée sans une mise à jour du firmware.
Jeudi, à 14h30, les services informatiques ont suspendu ladite expérience et arrêté les machines pour une procédure de mise à jour estimée durer deux heures.
Jeudi, à 14h30, ce qu'Advisor qualifie de « panne matérielle catastrophique » a débuté.
Les disques sur lesquels nos données et nos bases de code avaient été transférées il y a à peine quelques mois, des disques presque neufs, donc, ont lâché.
Les trois systèmes de sauvegarde se sont avérés avoir été incorrectement initialisés.
Les services informatiques, en heures supplémentaires, et l'ancien administrateur système désormais thésard chez nous, en volontariat complet, en conférence téléphonique avec l'équipe technique du vendeur de ces disques, essaient de sauver les meubles depuis maintenant presque 72 heures.
Les sauvegardes antérieures au 25 janvier sont saines et sauves, mais nous n'avons pas de disque sur lesquels les monter.
On ne sait toujours pas si les mises à jour des deux dernières semaines seront jamais récupérée.
Les autorités compétentes s'occupent de passer commande de nouveaux disques en remplacement (chez un autre fournisseur, est-il besoin de le préciser), mais la livraison seule prendra une semaine, sans parler de la finalisation de la commande ni de l'installation.
Des solutions de secours plus ou moins bancales sont mises en place pour restaurer nos portails, en commençant par celui sur lequel un nouvel article vient d'être soumis à un journal.
L'expérience à vingt mille dollars est toujours en suspens, et les collaborateurs en haleine.
Pour les jours à venir, hors de question de coder, de faire tourner des expériences, de récolter ces résultats que l'on attend avec impatience. Écriture et réflexion au programme.
Vingt personnes sont affectées en interne uniquement, sans parler donc des collaborations avec divers labo ni des gens qui utilisent nos services de par le vaste monde. Les pertes ne sont pas chiffrables car elles ne sont pas limitées qu'à notre chômage technique, notre réputation en prenant un sale coup dans l'aile, mais disons que si nous étions côtés en bourse, nos actions auraient fait une chute aussi vertigineuse que celle du marché de l'immobilier américain avant la crise. (La criiiise !)
Je reste calme au milieu de la tempête et, en bonne mère poule / thésarde sénior, distribue autour de moi paroles réconfortantes, chocolats, tasses de thé, et tranches de gâteau aux pommes maison en attendant de voir qui d'entre nous créera le premier un groupe « Si ton labo vient de voir 30 téraoctets s'envoler en fumée » sur Facebook.
Cela dit, si vous pouviez boycotter la compagnie dont les initiales sont les mêmes que celle de la version anglophone de l'Internationale Ouvrière Socialiste [1] (et qui s'apprête, fort à propos, à fermer en avril une de ses usines du Tennessee et licencier 43 employés), ça me ferait quand même mesquinement plaisir.